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DES FEMMES MORALISTES.

rive à l’originalité d’une façon moins brillante et moins rapide, mais il y parvient, et les exemples ne manquent pas à Genève de talens parfaitement originaux, qui ont secoué le joug génevois. Pour M. de Chateauvieux, M. Dumont, M. de Bonstetten, M. Töpffer, on peut dire qu’il n’y a plus de Jura. Le Jura existe encore pour Mme de Gasparin, dont l’incontestable talent a besoin, pour paraître dans tout son jour, d’être débarrassé de ces locutions inusitées, de ces tours de phrases bizarres, de cette ponctuation étrange, qui déparent le livre du Mariage. Faut-il avouer aussi que le dogmatisme de l’auteur ne sait pas toujours éviter l’ennui ? Mme de Gasparin aime les longs développemens ; il semble qu’elle s’imagine n’avoir jamais assez dit, et elle épuise toujours son raisonnement avant de le quitter. Dès les premières pages d’un chapitre, vous savez tout ce qu’il contient : chaque chapitre est un discours qui dit tout dans son exorde et se répète dans les deux parties. Cette intarissable abondance, habilement gouvernée, pourra devenir une qualité brillante. Si à ce style qui déborde à chaque instant, et inonde, pour ainsi dire, toujours ses rives, l’art parvient à creuser un lit assez profond, on comptera parmi les femmes un remarquable écrivain de plus. Le véritable talent de controverse que possède Mme de Gasparin s’appuiera un jour, il faut l’espérer, sur l’expérience ; il se dépouillera de ce méthodisme exagéré qui tue ce qu’il veut vivifier, et ressemble, avec l’excellence des intentions et le malheur des résultats, à un ami qui vous étouffe en vous embrassant. C’est parmi les femmes moralistes que Mme de Gasparin prendra alors un rang distingué.

Quant au mariage, les apologies dangereuses du méthodisme ne l’ébranleront pas plus que les attaques antisociales. Le mariage est le fondement de la famille, et la famille ne court aucun danger sérieux ; nous ne disons pas seulement pour le présent, cela a l’évidence d’un fait, mais pour l’avenir. Les révolutions n’y toucheront pas. Il n’est pas besoin d’être prophète pour dire que les sociétés humaines ne se passeront jamais de la famille : il suffit d’avoir foi aux progrès de la civilisation. On ne peut pas assigner des limites aux progrès ; mais comme les progrès ne peuvent s’entendre que dans le sens de la liberté, et qu’il n’y a pas de liberté sans l’ordre, on peut assurer, avec une conviction profonde, que la famille, source de l’ordre, ne périra pas. En changeant le mot de Pascal, ne peut-on pas dire que le progrès est un cercle dont le centre est dans la famille et la circonférence nulle part ? La famille et le mariage sont,