Page:Revue des Deux Mondes - 1843 - tome 4.djvu/71

Cette page a été validée par deux contributeurs.
65
DES FEMMES MORALISTES.

oreilles : C’est moi qui suis aimé ! Ce fantôme vous suit ou vous précède partout dans votre chemin ; il s’assied à votre table, il se tient debout à votre chevet, il remplit votre maison. En apparence, vous n’avez rien perdu ; votre honneur est sauf, votre femme est fidèle, et le monde vous suppose toujours heureux ; en réalité, vous êtes ruiné dans vos espérances les plus intimes, vous avez perdu ce que vous aviez de plus cher en ce monde, et vous êtes le plus malheureux des hommes, car vous aimez encore, et l’on ne vous aime plus.

L’amour est un pur cristal que le moindre souffle ternit. Quand on aime, on est inquiet et tourmenté au moindre soupçon. Si l’on a cru remarquer un peu de froideur, si l’on a saisi un geste d’impatience, une parole dure, serais-je moins aimé ? se dit-on, et, dans de longs et interminables monologues, on agite gravement cette question, comme s’il s’agissait du salut d’un empire. Le cœur de l’homme qui aime est ainsi fait : le moindre grain de sable qui tombe dans ce lac en trouble pour long-temps le fond. Et c’est l’homme aussi exclusivement jaloux de son bonheur, et qui met toute sa joie dans la possession absolue d’une ame, que la femme viendra prendre pour confident des infidélités de son cœur ! Pour la plus grande gloire de l’intimité conjugale, comme l’entend Mme de Gasparin, voilà le repos du mari à jamais troublé !

Suppose-t-on que le mari, au lieu d’éprouver pour la compagne qu’il s’est choisie un sentiment passionné, n’éprouve pour elle qu’une affection mêlée d’estime ? L’aveu ne sera pas ici un coup de foudre qui tombera sur le cœur ; ce sera une lame froide qui fera une inguérissable blessure à l’amour-propre. Malgré lui, l’honnête deviendra méchant et soupçonneux, et sa raison ne sera pas assez forte pour le mettre au-dessus des suggestions continuelles de l’amour-propre blessé, qui s’agite jusqu’à ce qu’il ait trouvé sa vengeance. Le mari qui aime souffrira sans se plaindre ; celui qui n’aime pas se plaindra à tout propos, suscitant toujours des prétextes trop faciles à trouver, et au lieu de lutter, comme l’autre, dans son imagination malade, contre le fantôme de l’amant, il éprouvera une satisfaction secrète à se heurter contre une réalité toujours présente, sa femme. Non-seulement il lui en voudra de son infidélité qui n’a pas dépendu d’elle, il lui en voudra encore de sa franchise, qui a été un acte de courage et une marque d’estime ; si éclairé qu’il soit, il sera injuste, et le même mot qui introduit sous un toit une douleur morne, d’autant plus grande qu’elle fait des efforts pour se cacher,