Page:Revue des Deux Mondes - 1843 - tome 4.djvu/682

Cette page a été validée par deux contributeurs.
676
REVUE DES DEUX MONDES.

En France, le XVIe siècle a eu ses philosophes indépendans, qui ont attaqué ou miné la domination d’Aristote et de la scolastique. Il serait utile et patriotique de disputer à l’oubli et de recueillir pieusement les noms et les écrits de ces hommes ingénieux et hardis qui remplissent l’intervalle de Gerson à Descartes. Du moins il en est un que l’histoire n’a pu oublier, je veux dire Pierre de la Ramée.

Quelle vie, et surtout quelle fin ! Sorti des derniers rangs du peuple, domestique au collége de Navarre, admis par charité aux leçons des professeurs, puis professeur lui-même, tour à tour en faveur et persécuté, chassé de sa chaire, rappelé, banni, rentré en France, toujours suspect, il est massacré dans la nuit de la Saint-Barthélemy comme protestant à la fois et comme platonicien. Son adversaire, le catholique et péripatéticien Charpentier dirigea les coups. On aurait peine à le croire, si un contemporain bien informé, de Thou, ne l’attestait. « Charpentier, son rival, dit le véridique historien, excita une émeute et envoya des sicaires qui le tirèrent du lieu où il était caché, lui prirent son argent, le percèrent à coups d’épée et le précipitèrent par la fenêtre dans la rue. Là des écoliers furieux, poussés par leurs maîtres qu’animait la même rage, lui arrachent les entrailles, traînent son cadavre, le livrent à tous les outrages et le mettent en pièces[1]. » Voilà quel fut le sort d’un homme qui, à défaut d’une grande profondeur et d’une originalité puissante, possédait un esprit élevé, orné de plusieurs belles connaissances, qui introduisit parmi nous la sagesse socratique, tempéra et polit la rude science de son temps par le commerce des lettres, et le premier écrivit en français un traité de dialectique[2]. Depuis on n’a pas daigné lui élever le plus humble monument qui gardât sa mémoire ; il n’a pas eu l’honneur d’un éloge public, et ses ouvrages même n’ont pas été recueillis[3] !

  1. Hist. sui Temporis, lib. III, ad annum 1572. — « Carpentario æmulo et seditionem movente, immissis sicarits, e cella qua latebat extractus, et post deprensam pecuniam inflictis aliquot vulneribus, per fenestras in aream praecipitatus, et effusis visceribus, quæ pueri furentes magistellorum pari rabie incitatorum impulsu, per viam et cadaver ipsum scuticis in professoris opprobrium diverberantes, contumeliose et crudeliter raptaverunt. » — Goujet, dans ses Mémoires sur le Collége de France, adopte ce récit.
  2. Dialectique de Pierre de la Ramée, à Charles de Lorraine, cardinal, son Mécène ; Paris, chez Wéchel, 1555, petit in-4o de 140 pages.
  3. J’ai pu les rassembler presque tous, et je les mettrais bien volontiers à la disposition de quelque homme instruit et laborieux qui voudrait en procurer une édition complète. D’ailleurs le rival de La Ramée, Charpentier, est lui-même un esprit