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REVUE. — CHRONIQUE.

Pour le vicomte de Rosamberg, le marquis Acton ne peut être qu’un grand débauché ; s’il devient féroce, impitoyable, égorgeur, la donnée n’est plus exacte, et le vicomte ne peut plus le traiter d’égal à égal et se mesurer avec lui. D’autre part, il faut que ce soit un monstre de cruauté pour motiver la sainte colère de la quakeresse et légitimer son projet. Si Marat n’eût été qu’un libertin audacieux, il n’y aurait pas eu de Charlotte Corday. M. Gozlan a donc été obligé de faire deux réputations au marquis de Kermare ; il a échafaudé sa pièce sur un malentendu. N’est-ce pas une faute ?

Le second acte est sans contredit le plus remarquable. L’arrivée de Rosamberg à Québec, suivi de deux créanciers qu’il a emmenés de France en Amérique par une espièglerie de don Juan en goguette, est d’un bon comique. La scène entre le vieux duc de Kermare et les jeunes gentilshommes est vraiment belle. La présentation du vicomte de Rosamberg au marquis Acton est d’une touche de maître ; les mots spirituels se succèdent sans se faire attendre. Décidément le marquis Acton de Kermare ne me semble pas capable de faire crever les yeux aux quakers, et surtout d’écrire froidement après son crime l’abominable lettre qu’il adresse à toute la famille des frères. Gentilhomme qui a un parc aux cerfs, planteur qui fait fustiger ses esclaves, passe ; mais de là à Hérode il y a loin. Cela est si vrai et si bien senti que, lorsqu’Ève arrive dans le palais du marquis et se trouve face à face avec celui qu’elle vient poignarder, il n’y a pas un moment d’émotion ; sans qu’il puisse s’en rendre compte, l’auditoire ne craint pas que le poignard se lève, et il pressent que c’est un coup manqué, tant c’est peu Holopherne, et tant, il faut l’avouer, c’est peu Judith. Ce n’est pas précisément pour cette raison que M. Gozlan arrête le bras de la jeune fille ; c’est qu’il y a quelques jours, dans la forêt, Ève a sauvé Acton, sans le connaître, de la piqûre mortelle d’un serpent, dont ses lèvres ont aspiré le venin. Ce hasard est providentiel ; le doigt de Dieu est visible : Ève ne peut tuer celui qu’elle a sauvé, et, si elle se le prouve si bien, c’est qu’elle aime déjà. Il n’est rien pour faire comprendre vite les choses à une jeune fille comme un peu d’amour ! Si M. Gozlan n’était entièrement préoccupé de son drame, on pourrait lui supposer quelque arrière-pensée satirique contre les femmes qui veulent jouer le rôle d’héroïnes. On pourrait croire qu’il a voulu dire que les Jeanne d’Arc et les Judith sont vulnérables comme de simples femmes, et que la plus forte, la plus sublime, au moment de délivrer son pays, peut s’oublier et se donner un maître. Pareillement, si l’on connaissait à l’esprit méridional de M. Gozlan le moindre penchant pour le symbole, on pourrait penser que cette Ève qui triomphe du serpent cette fois, et sauve l’homme, n’est autre chose que la contrepartie du mythe biblique avec une haute pensée de progrès et de réhabilitation. On en croira ce qu’on voudra.

Ève n’exécutant plus son terrible dessein, il n’y aurait plus de drame, si Caprice, l’esclave favorite de Kermare, qui voit avec désespoir son règne passé et l’amour violent de son maître pour la fille de Daniel, ne jurait de