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DES FEMMES MORALISTES.

sondant les ames, cela ne ressemble-t-il pas beaucoup à ce qui se passe chaque jour, à toute heure, en tout lieu où l’ambition et l’intrigue ont la haute main, en tout lieu même où seulement les hommes sont divisés d’intérêts ? Cette inquisition mutuelle a existé de tous les temps, sous toutes les latitudes, et elle n’existe pas moins lorsqu’elle se cache sous les formes de la politesse et du savoir-vivre.

Ainsi entendue, l’étude du cœur humain, au lieu d’être sérieuse et élevée, n’est qu’un espionnage vulgaire. Observer l’homme avec désintéressement, pénétrer dans son cœur et y fouiller d’une main hardie et délicate pour savoir tout ce qu’il renferme ; apprendre les cachettes et les ressorts des esprits, comme dit Montaigne ; saisir au vol les ridicules et les marquer d’un trait qu’on n’oublie pas, et le tout dans le but louable de chercher à corriger l’homme en le montrant à lui-même, et de lui fournir les moyens de travailler à son ame, selon l’expression de Mme de Sévigné, avec connaissance de cause, c’est le contrepied de ce que fait le monde, et c’est la tâche du moraliste. La curiosité est alors une noble étude, et la promptitude des yeux à voler partout en sondant les ames, qui était le coup d’œil de la cupidité et de l’envie, devient le coup d’œil du sage jeté sur le cœur de l’homme. Ce sage est le moraliste observateur à la façon de La Rochefoucauld ou de La Bruyère, de Vauvenargues ou de Duclos. Ce moraliste n’est pas le seul ; il y en a un autre : c’est celui qui aspire moins à observer le cœur humain qu’à le diriger, et qui, partant d’un centre de doctrines solidement établies, traite les grandes questions de l’ordre moral et dogmatise. Que de qualités sont nécessaires pour réussir dans les deux genres ! Une raison droite, une pénétration vive, une grande finesse de tact qui n’est point de la subtilité, une impartialité qui sait être malicieuse, une modération qui sait être mordante, sont absolument indispensables pour empêcher de trébucher et de tomber à côté de la ligne qu’on voulait suivre. Il ne faut qu’un bien léger accident dans la fusion de ces qualités pour que le moraliste observateur tourne à la satire, et pour que l’autre tombe dans le pédantisme. Si à la vue d’un mal, au lieu d’être calme comme un médecin, on s’emporte comme un poète, on ne manque pas de pénétration, mais où est l’impartialité ? Si, au lieu d’enseigner avec bienveillance, on prêche avec hauteur, la raison peut ne pas être en défaut, mais où est le tact, où est la modération ? Dans le premier cas, on est un écrivain satirique, et dans le second un pédagogue ; dans l’un ni dans l’autre, on n’est un moraliste.