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cette situation de cœur qui n’est pas sans quelque ressemblance avec celle de Mme d’Arnim, dont les lettres paraissent aujourd’hui, traduites en français, sous le titre de Goethe et Bettina[1]. Seulement, avec Mme de Stolberg, c’est Goethe jeune, prodiguant au dehors sa poésie, enflammé, ivre d’amour, et répandant devant l’autel d’une divinité inconnue cet encens dont la fumée déborde en lui et cherche une issue ; avec Bettina, au contraire, c’est Goethe vieilli, glorieux, personnel, immobile, drapé, économe de poésie, s’assimilant comme un trésor celle qui s’échappe du cœur de cette jeune fille ; en un mot, c’est le dieu sur son piédestal, le dieu impassible, vénérant sa propre majesté et acceptant l’adoration d’autrui, le culte d’une autre ame comme le plus naturel holocauste.

Le recueil des lettres de Bettina et des réponses de Goethe fut publié par Mme d’Arnim elle-même, deux ans après la mort du grand poète, en 1835. Ce livre, qui s’appelait modestement Correspondance de Goethe avec une enfant, fit en Allemagne une sensation profonde, et obtint un succès que les années n’ont pas diminué. Qui s’en étonnerait ? L’ouvrage de Mme d’Arnim rappelait une époque si glorieuse pour la littérature de son pays, il touchait à une mémoire si chère et si illustre, il correspondait si bien aussi à cette poésie rêveuse, à ce naturalisme exalté, à ce goût des pensées errantes et des vagues harmonies dans lesquelles se berce volontiers l’imagination germanique ! L’expérience a prouvé que quelque chose manque à toute œuvre d’art qui, après avoir conquis la gloire à l’étranger, n’a pas été accueillie à la fin et consacrée par le public français. C’est là le dernier baptême, le sceau définitif. L’épreuve sera-t-elle favorable à Bettina ? Il serait difficile de répondre, ou plutôt on peut répondre à la fois oui et non. Oui, si l’on s’attache à ce qu’il y a dans ces pages désordonnées de souffle puissant, de poésie féconde, d’aspirations et d’élans passionnés, de couleur, d’inépuisables images ; non, si l’on considère ce chaos d’amplifications sans suite, ce jargon d’une métaphysique creuse, cette puérile exagération du lyrisme, cette fièvre chaude de la pensée et de la phrase, cette poésie surtout, confuse, noyée, indéfinie, et qui semble une mer sans rivage où les flots se lèvent, retombent, disparaissent à travers une brume éternelle. Mais voyons le livre même.

Mme d’Arnim est, à l’heure qu’il est, une des femmes les plus distinguées de la société de Berlin, et, comme toute personne célèbre, elle a eu des biographes. Aussi ne serons-nous pas indiscret en disant que Bettina naquit en 1788, à Francfort, d’un banquier italien nommé Brentano. Orpheline dès l’enfance, elle fut élevée dans un couvent catholique. C’est là que commença à se développer, à éclater, ce riche tempérament, plein à la fois d’ardeur et de rêverie, et où la pétulance du sang italien se mêlait à toutes les molles langueurs des complexions allemandes. Un immense et vague besoin d’aimer et de répandre le trop plein de son ame, une sorte de sève exubérante de l’être, une fermentation intérieure d’idées, de sentimens, de désirs, à laquelle

  1. Deux vol. in-8o, chez Comon, quai Malaquais.