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DE L’ÉTAT DE LA POÉSIE EN ALLEMAGNE.

Dans la seconde partie de la ballade, nous voyons le marché, les cavaliers, la foule, les femmes étalées aux regards des acheteurs, et, dans un coin du tableau, le prince maure, devenu esclave, qui bat du tambour, qui regarde sa peau de lion, et songe au Niger et à la bien-aimée qui a orné de perles ses cheveux noirs. Cette pièce indique assez bien quel est le talent de M. Freiligrath. Malgré la crudité des tons, et une fois le genre admis, c’est là, dans l’allemand, un petit tableau plein de couleur et de mouvement.

Toutefois, je le répète, que M. Freiligrath égale parfois le coloris de M. Hugo, qu’il rappelle dans certaines ballades le riche pinceau de M. Decamps, ce n’est pas là qu’il me satisfait le plus. Il s’élève davantage quand il introduit dans ces petites scènes, habilement disposées et éclairées de tant de lumière, une idée, un sentiment, une émotion, dont la poésie ne saurait se passer. Il peut le faire, il l’a essayé trop rarement. Il aime, par exemple, à représenter les hommes de l’Orient loin de leur pays, il les conduit dans les climats du Nord, pour nous les montrer ensuite les yeux tournés vers l’endroit où le soleil se lève et pleurant la terre natale. Il rapproche ainsi ces deux mondes, et, en même temps qu’il rencontre dans ce procédé ces effets de couleur qui l’attirent, il éveille quelquefois une émotion grave et forte. S’il aperçoit, dans quelque fête d’Allemagne, sur la place du marché, la jeune Grecque qui est venue vendre les essences d’Orient achetées à Smyrne, s’il la voit pensive et réfléchie, il rêve comme elle, il s’enfuit vers ces pays du soleil, il la reconduit au milieu des bazars d’Alep et de Bagdad. Ailleurs, c’est le nègre qui pense au Nil bien-aimé, ou, par un contraste nouveau, c’est le poète qui a quitté l’Allemagne et qui habite chez les sauvages ; il leur récite des vers en pleurant ; les Indiens écoutent cette langue inconnue qui les charme, et, quand le poète meurt, ils lui creusent sa tombe à l’endroit qu’il aimait. Vous reconnaissez René et le vieux Sachem. Plus loin, c’est la baleine, fille des mers du Nord, qui vient périr sur les rivages du Midi, sous le harpon des pêcheurs. La pièce est assez éloquente. L’auteur l’a intitulée Léviathan, et il a pris pour épigraphe ce verset d’un psaume : « Tu divises la mer par ta puissance, et tu brises la tête des dragons dans l’eau, tu brises la tête des baleines, et tu les donnes à manger aux peuples du désert. »

« Un jour, l’automne, j’allais sur le bord de la mer, la tête nue, le regard baissé, tenant à la main les psaumes de David. La mer montait, la vague se