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LA SARDAIGNE.

tége de paysans à cheval, devant lequel marchaient deux joueurs de flûte, entourait le jeune époux, qui se faisait remarquer entre tous par sa bonne mine et la richesse de ses vêtemens. Il fallut plus d’un quart d’heure pour que cette bruyante procession défilât devant nous.

Vient enfin pour les fiancés le grand jour de la bénédiction nuptiale. Avant de se séparer de son père, la jeune femme, en sortant de l’église, mange avec son époux, pour la première fois, un potage qui leur est servi dans la même écuelle. Un brillant cortége les accompagne ensuite jusqu’à leur nouvelle demeure, décorée, comme au temps de Juvénal, de guirlandes de fleurs et de branches de myrte. Les matrones, qui attendent les époux sur le seuil de la maison, jettent sur eux, dès qu’ils sont à portée, des poignées de sel et de froment, et la journée se termine par un copieux festin.

Tel est ce peuple que la civilisation s’apprête à envahir. Ce ne fut qu’après notre retour en France que nous pûmes apprécier combien peu la Sardaigne est connue. Même parmi les hommes occupés de géographie générale et de travaux statistiques, nous en trouvâmes peu qui ne fussent obligés de confesser à cet endroit une lacune considérable dans leurs études. La Sardaigne et ses ressources, son peuple demi-romain et demi-féodal, ses institutions gothiques, ses coutumes, qui remontent, par-delà les siècles, aux temps du paganisme ou de l’invasion arabe, toute cette civilisation d’un autre âge miraculeusement conservée jusqu’à nos jours, comme Herculanum sous sa croûte de lave, tout cela eût mérité sans doute les regards des observateurs sérieux. Au surplus, je crois voir approcher le terme de cette indifférence. Ce que n’ont pu faire les études consciencieuses de M. le général de La Marmora, les paquebots de Gênes le feront plus sûrement, je pense. Qu’on se hâte donc, car la Sardaigne poétique, la Sardaigne telle que nous l’avons encore vue, merveilleux trésor numismatique, seul souvenir existant en Europe des peuples italiens au moyen-âge, cette Sardaigne que vous avez négligée, touristes mal inspirés, vous ne la retrouverez plus dans sa curieuse intégrité. Chaque instant lui enlève quelque lambeau de sa vieille tunique : c’est un peuple qui se transforme, et ce qui est encore vrai au moment où je trace cette esquisse ne le sera peut-être plus quand vous arriverez à Cagliari ou à Porto-Torrès.


E. Jurien-Lagravière.


(La seconde partie au prochain numéro).