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d’une bécassine, assez actif d’ailleurs, mais brutal dans son allure. Nous nous résignâmes à monter un bateau de cette famille, pour explorer le littoral désert qui s’étend du golfe de Cagliari au cap Ferrato. Il m’a toujours semblé que ce dut être sur un pareil au nôtre que Télémaque s’embarqua cette nuit où il quitta secrètement Ithaque pour se rendre à Pylos. Non pas que notre bateau naviguât souvent la nuit : oh ! non, c’était un ciù prudent qui touchait de plage en plage, se tirait à terre à la première menace du ciel, et qui relâchait ponctuellement chaque soir, ayant sans doute retenu cette sentence d’Homère transmise de ciù en ciù. : « C’est la nuit que s’élèvent les vents terribles qui perdent les navires. » Dès que le vent était contraire et la mer un peu dure, nous devions chercher l’abri le plus voisin, car, si le ciù eût résisté à la mer, à coup sûr, nous n’eussions pas résisté au ciù. Jamais bateau pareil, j’en fais serment, n’a choqué la crête de la lame ; jamais cahots de charrette sur les routes défoncées de la Brie n’ont égalé ses soubresauts, ses trépidations épileptiques : il n’y a que le charbon de Carbonara ou les fromages de Sarrabus qui puissent supporter long-temps une telle navigation.

La difficulté des communications dans la plus grande partie de l’île, l’isolement forcé de la plupart des groupes explique leur état à demi sauvage. Le seul lien qui les rattache l’un à l’autre et les rapproche quelquefois, c’est la religion. Le sentiment religieux est encore très vif en Sardaigne. Il n’est pas rare d’y rencontrer de francs et bons catholiques, pleins de foi et d’enthousiasme, emportés même un peu loin par leur imagination méridionale. On vous soutiendra fort et ferme qu’il faudrait bien se garder de ne pas aller chercher saint Effisio à Pula, le jour de sa fête, pour le transporter à Cagliari, et que le saint, si on l’oubliait, se mettrait en route tout seul. La religion est la principale occasion de rendez-vous publics. Une chapelle ruinée au bord de la route, inaperçue par le voyageur distrait, deviendra, à la fête du patron, un lieu de rassemblement et de plaisir pour les villageois du voisinage. Ce sont là des émotions naïves que nous ne connaissons plus, et dont j’ai pu me faire une idée à la fête du modeste village élevé sur les ruines de l’opulente Sulcis. Saint Antiochus, martyr sous Dioclétien, en est aujourd’hui le patron. Dans la crainte des Barbaresques, les reliques vénérées de ce saint furent jadis transportées à Iglesias ; mais, chaque année, elles sont rapportées en grande pompe à Saint-Antioche, et la population tout entière, hommes, femmes et enfans, à pied, à cheval, en charrette, se presse sur la route d’Iglesias pour saluer le saint à son pas-