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avait envahi tout mon être ; l’amour ne m’était connu que par ses fureurs. Comment aurais-je pu, près d’Alice, me croire atteint de ce même mal dont j’étais encore meurtri et tout brisé ? Le naufragé qui n’a vu l’océan que soulevé par les tempêtes reconnaît-il dans l’onde unie comme un miroir la mer en courroux qui l’a jeté sans vie sur la grève ? Je m’oubliais auprès de cette enfant comme au bord d’un lac pur et paisible. Je respirais sa jeunesse, et la sérénité de son regard descendait insensiblement dans mon sein. En la voyant, tous mes sens étaient ravis, sans qu’il me vînt à l’idée de me demander pourquoi. Sa beauté me pénétrait comme une douce flamme. Au lieu de me troubler, quand mon passé grondait dans mon sein, sa seule présence suffisait à me calmer, pareille à l’étoile mystérieuse qui apaise les flots irrités. Le son de sa voix me charmait à mon insu, ainsi que le murmure des brises dans les bois ; son sourire se jouait au fond de mon ame comme un rayon de lune dans le cristal d’une source. Lorsqu’elle marchait, c’était un fil de la Vierge qui glissait sur l’azur du ciel. Pouvais-je deviner, à ces enchantemens, l’amour éclos ou près d’éclore ? Je ne soupçonnais rien, je ne prévoyais rien ; je subissais le charme sans songer à m’en rendre compte.

Malheureux, tu as changé tout cela ! En éclairant mon cœur, tu as effarouché toute une jeune couvée d’espérances qui ne faisaient que d’y naître, et qui commençaient à peine de gazouiller. Depuis que tu m’as dit ce que je ne m’étais pas encore dit à moi-même, je ne sens en moi que trouble et confusion. Je n’aborde plus Alice qu’en tremblant. Je souhaite et je fuis sa présence ; je la crains et je la recherche. Contraint et silencieux auprès d’elle, loin d’elle je m’agite et je souffre. Je pâlis sous ses regards ; un de ses sourires précipite mon sang ou l’arrête : que sa robe m’effleure en passant, je frissonne de la tête aux pieds. Et cependant, ami, ce trouble que j’éprouve est si chaste, que les anges eux-mêmes ne s’en effraieraient point ; le mal que j’endure est si doux, que je ne voudrais pas en guérir. Tu l’as dit, oui, c’est bien l’amour ! c’est l’amour, ô mon Dieu, je le sens aux divins transports de mon ame, qu’il épure tout en l’agitant ! Je le reconnais au fier sentiment de mon être, qu’il relève et qu’il améliore. C’est le céleste amour, tel que je le rêvais à vingt ans, et dont je n’avais jusqu’à présent embrassé que l’imparfaite image. Mais comment oser en parler ? Où trouver des mots dont je n’aie point profané l’usage ? Le cœur est si riche et la langue est si pauvre ! Est-ce à toi d’ailleurs, témoin et confident de mes folles tendresses, que j’ouvrirai mes nouveaux trésors ? Mêlerai-je dans ta