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nous voilà dessus ! Vous a-t-elle mouillé, monsieur ?…) Et là-bas c’est la caverne, qui s’enfonce à plus de cinq cents pieds sous terre, etc. »

On arrive enfin à la chaussée du Géant, après cent cinquante milles de route, accomplis tout exprès pour la voir ; et la chaussée n’est qu’un misérable pier au prix duquel le marché au poisson (hungerford market) serait un majestueux monument. Ainsi en juge du moins le voyageur désappointé. Il est vrai que le mal de mer n’embellit rien, pas même, nous l’attesterions au besoin, ce qu’une jolie voyageuse laisse voir de son bas de soie (ou de coton) lorsqu’un zéphyr indiscret nous révèle la couleur de ses jarretières. À plus forte raison doit-on rester insensible, dans l’état d’apathie où il nous plonge, aux attraits de la plus belle chaussée du monde.

Veuillez remarquer, — cette remarque n’est peut-être pas inutile, — que nous allons le train d’un railway, dans un pays où pas un railway n’existe encore. Sans nous en douter, nous avons traversé les comtés du sud de l’Irlande, plus pauvres, moins industrieux, mais bien autrement poétiques, bien autrement intelligens que ceux du nord. Nous avons vu Cork, Limerick, Galway, Drogheda, si célèbre par les massacres de Cromwell, Belfast, le Liverpool irlandais, tout hérissé d’églises et de temples, de meeting houses, de spinning mills, d’écoles protestantes, de colléges catholiques, de journaux orangistes et de journaux repealers, et nous voici à Coleraine, où le voyageur enregistre comme une des beautés de l’endroit le bas prix du bœuf. Une livre de bœuf pour quatre pence ! c’est bien autre chose que les piliers basaltiques de la fameuse chaussée dont nous parlions tout à l’heure.

Eh bien ! Coleraine même, — ce pays où le bœuf est à si bon compte, — est déjà ouvert à la corruption politique. Sur deux cent cinquante électeurs, — Titmarsh obtint sans doute ces renseignemens en raison de sa tournure éligible, — cinquante tout au plus votent par conviction ; les quatre autres cinquièmes sont assez éclectiques pour donner leurs voix à tout homme, whig ou tory, qui apporterait assez d’argent pour les payer. — « Béni soit Dieu, s’écrie le pieux touriste, puisqu’il met ainsi au niveau de Londres ces régions si sauvages en apparence ! Je gagerais que dans la petite île de Raghery, — ce rocher si stérile et si désert, — on trouverait déjà l’étoffe d’un bourg pourri ; loué soit Dieu, et louée la civilisation ! »

Mais, direz-vous, quelle opinion représente Titmarsh ? de quelles croyances, de quels préjugés est-il l’organe ? Si vous voulez notre avis, Titmarsh, en homme d’esprit qu’il est, se représente lui-même, et peut-être, s’il fallait le classer à toute force, le rangerions-nous dans l’éternel parti des gens d’esprit, un peu mécontens de toute chose. Il n’aime point les catholiques, mais il n’aime guère les protestans. Il ne vénère point O’Connell, qu’il a vu trôner à une séance de la corporation de Dublin dans le ridicule costume de lord-maire, et dont il a fait une charge excellente à la page 309 du second volume ; mais il tient en grand mépris les mauvaises parades que jouent le vice-roi d’Irlande et la prétendue aristocratie de Dublin, toute composées d’épiciers et de barris-