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LITTÉRATURE ANGLAISE.

faim, s’écrie-t-il, on ne trouverait pas autant de visages cadavéreux que dans un groupe d’avocats anglais. » La plaisanterie peut être bonne ; mais est-elle bien à sa place ?

Il est vrai qu’elle fut probablement écrite dans une jolie ferme du Kildare, où Titmarsh s’arrêta trois jours, et où toute impression fâcheuse devait nécessairement s’affaiblir, tant on y respirait l’aisance et le bonheur domestique. Notre touriste la dépeint avec d’autant plus de complaisance et de charme, qu’au sortir de là, il était tombé dans une auberge de Waterford, où tous ses sens anglais souffraient à la fois : sur cette table où il veut poser son chapeau, une épaisse couche de poussière ; sur une chaise où il veut s’asseoir et qui rôtit paisiblement au soleil, les traces humides d’un plat qu’on vient d’y poser ; dans un coin de la salle, quatre garçons fainéans qui se querellent et n’écoutent pas les voyageurs ; un dîner abondant et dégoûtant ; le canard est cru, les pois sont crus ; la nappe est tachée de cidre ; une cornemuse irlandaise nazille obstinément à côté de la fenêtre ouverte. Nonobstant cette précaution, une fumée étouffante remplit la salle à manger. Vainement un pathétique défenseur de l’Irlande voudrait-il accuser l’Angleterre de tout ce désordre : Titmarsh ne le souffrirait pas. Il prétend en effet qu’un balai n’est point une arme prohibée par les lois, qu’une maison mal tenue n’est point économique, et qu’un gigot de mouton cuit à point ne revient pas plus cher que lorsqu’il est cru. Ce sont là ses opinions politiques les plus arrêtées.

À peine remonte-t-il en voiture, qu’à chaque relais un horrible groupe de mendians lui rappelle en quel pays il voyage. Alors, si peu disposé qu’il soit aux réflexions mélancoliques, il lui faut bien se rappeler qu’un sixième de la population irlandaise[1], — c’est-à-dire douze cent mille créatures de Dieu, — n’ont de soutien, toute l’année durant, que la charité publique ou privée. Il s’étonne alors, regarde avec effroi les faces hideuses de tous ces misérables, et se demande « ce que serait l’histoire, fidèlement racontée, d’une douzaine d’entre eux, depuis quinze jours. » — En effet, que serait-elle ?

La misère, en Irlande, est de telle nature, qu’elle a conquis des droits, des priviléges, inconnus ailleurs. Le mendiant ne s’arrête pas timidement à la porte du parc ; il entre, et, sans hésiter, il demande à parler au maître. Celui-ci reçoit, comme une autre visite, celle de l’hôte affamé. Il écoute ses griefs, il les juge, et ce qu’il donne, il semble le payer comme une dette. Ce seul fait, rapporté comme trait de mœurs, donne une effrayante idée du pays. Du reste, là comme ailleurs, la plus vive répugnance écarte de la maison des pauvres ceux qui semblent avoir le plus pressant besoin d’y chercher asile ; Titmarsh raconte qu’il conseillait cette ressource suprême à une mendiante dont les plaintes l’avaient attendri. Elle changea sur-le-champ de physionomie, et avec l’expression du plus profond dédain : « C’est une maison, lui répondit-elle en parlant de l’hôpital qu’il avait nommé, c’est une maison

  1. Chiffre officiel.