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REVUE DES DEUX MONDES.

et troublé, je sens un frisson courir de mes pieds à ma tête, et je n’ose m’avouer ce qui se passe dans mon cœur.

Mais, ami, que te conté-je là ? Je voulais te parler d’Arabelle. Toutes ses lettres m’appellent à grands cris. Si tu la vois, dis, comme moi, que je fais bâtir, que j’ai trois procès sur les bras, et qu’avec la meilleure volonté du monde, il m’est encore impossible de fixer l’époque de mon retour. Je lui ai écrit ce matin. En voici pour dix jours au moins, dix jours de repos, d’oubli, de pleine liberté ! J’en suis depuis long-temps à tout ce que la tendresse a de plus calme et de plus fraternel. Il ne tiendrait qu’à elle de comprendre, mais il paraît que ces choses-là ne s’entendent pas à demi-mot. Elle souffre, j’hésite et j’attends. Ce qu’il y a de vraiment désastreux, c’est que son amour semble augmenter à mesure que le mien s’en va. Si je mets trois bémols à mon style, elle me répond avec six dièzes à la clé ; il faudra pourtant bien qu’elle en vienne à s’apercevoir que nous ne jouons plus dans le même ton.

Sais-tu que tu m’épouvantes avec les vengeances de M. de Rouèvres ? J’en rêve toutes les nuits. Tu sais quel cas je fais de cet homme. Mais depuis quand as-tu découvert l’ame d’Othello sous cette froide enveloppe ? J’imagine que tu veux rire. S’il aimait sa femme comme tu le dis, son amour eût été moins patient, moins aveugle, et voici long-temps qu’il nous aurait tués tous deux.

LE MÊME AU MÊME.

Je ne sais jusqu’à quel point mes lettres t’intéressent ; mais je me suis fait une si douce habitude de t’ouvrir mon cœur comme un livre dont je tournerais moi-même les feuillets, qu’il me serait désormais impossible d’en agir autrement avec toi. Si le livre t’ennuie, ferme-le, sans te préoccuper de l’amour-propre de l’auteur. J’ai toujours pensé que ce doit être une chose bonne et profitable d’écrire jour par jour l’examen de sa propre vie. On s’habitue ainsi à se tenir constamment vis-à-vis de soi-même comme devant un juge. On se surveille avec plus de soin ; on apporte plus d’ordre dans ses actions et dans ses sentimens. Lorsqu’on sait qu’il faut chaque soir, sous la dictée de sa conscience, faire le relevé de la journée qui vient de s’écouler, on en devient plus circonspect et nécessairement meilleur ; on y gagne de se mieux connaître et de discipliner son cœur. Tu comprends qu’à ces fins il m’est doux de t’écrire, puisque j’en