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même place ; les mêmes serviteurs qui m’avaient vu partir m’ont souhaité la bienvenue. Comme autrefois, la table du salon était chargée de fleurs, de livres et d’ouvrages de tapisserie. Le temps, qui change tout, n’a rien changé dans cet asile ; il n’y a qu’une enfant de moins et qu’un ange de plus. Nous avons dîné sur la terrasse. Les nuages s’étaient dissipés ; le soleil, près de disparaître, envoyait ses derniers rayons mourir à nos pieds ; les oiseaux, avant de s’endormir, nous donnaient leurs plus beaux concerts. Ce bienveillant accueil, cette hospitalité si franche et si gracieuse, ces deux nobles femmes qui me souriaient comme deux sœurs, ces serviteurs joyeux de me revoir, enfin cette belle nature qui semblait, elle aussi, fêter le retour de l’enfant prodigue, tout cela remplissait mon ame d’une pure ivresse. Parfois je me demandais si je veillais, et si ce n’était pas un songe. Quand je partis, les étoiles brillaient depuis long-temps dans le bleu du ciel. Je m’en retournai calme, heureux, rasséréné, meilleur enfin que je n’étais venu ; mais je devais, en rentrant chez moi, retrouver le souvenir d’Arabelle, comme un malfaiteur qui se serait introduit dans ma maison et m’aurait attendu, traîtreusement caché derrière ma porte.

On me remit une lettre que le facteur avait jugé convenable de n’apporter que le soir. J’examinai la suscription avec un sentiment de terreur ; je reconnus la main d’Arabelle.

Je ne sache pas que jamais lettre soit arrivée plus mal à propos ; il me sembla que c’était un créancier impitoyable qui réclamait le prix d’un jour de bonheur et d’oubli. Imagine un forçat un peu poétique parenu à briser ses chaînes. Il s’est échappé le matin, et, durant tout un jour, il a bu à longs traits l’air enivrant de la liberté ; il a marché tout un jour sans liens et sans entraves ; il a vu le soleil se coucher dans sa gloire ; il s’apprête à dormir sur un lit de mousse, sous la voûte étoilée, pour reprendre au matin sa course aventureuse. Tout le charme et tout le ravit. Mais voici qu’au moment où son cœur n’est qu’une hymne de délivrance, on le reprend, on l’arrête, on lui remet les fers aux pieds ; voici qu’on le ramène au bagne, qu’il croyait avoir fui pour jamais. Tel est l’effet qu’a produit sur moi cette lettre ; elle m’a rejeté violemment sur le sol de la réalité. Ce n’eût été la veille qu’un mouvement d’humeur ; ce fut cette fois de la colère et presque de la haine. Je rompis le cachet et je lus quelques lignes. Au sortir du chaste et paisible intérieur où je venais de goûter des joies si simples et si pures, ce langage passionné me choqua comme