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FERNAND.

i. — FERNAND DE PEVENEY À KARL STEIN.

Tu l’as vue ! elle t’a parlé ! tu as entendu sa voix ! tu as respiré l’air qu’elle respire ! tu as visité les lieux qu’elle habite ! Hélas ! il n’est que moi qui sois privé de ce bonheur. J’ai baisé ta lettre et les trésors qu’elle enfermait. Sois béni mille fois, le meilleur et le plus dévoué des amis ! Je te dois d’avoir senti tomber sur mon cœur brûlant et desséché une goutte de rosée céleste.

Nous sommes venus à Milan avec l’intention d’y passer l’hiver : l’hiver s’achève à peine, et nous partons demain. Milan est une ville française. Je ne saurais y faire un pas sans rencontrer quelque figure de connaissance. Je n’ai pas le courage d’affronter plus long-temps les regards indiscrets et les sourires équivoques. Hier, j’errais seul autour du Dôme, quand j’ai rencontré le jeune comte de G…, qui, m’ayant aperçu la veille avec Mme de Rouèvres au bras, a cru devoir me complimenter : je l’aurais volontiers souffleté. Arabelle, de son côté, est exposée à rencontrer chaque jour des femmes qui se détournent en la voyant ou refusent de la reconnaître. La passion heureuse se rit de pareils outrages qui ne la touchent point ; mais aussitôt qu’elle n’est plus exaltée par le sentiment du bonheur, elle en est profondément blessée. Arabelle, qui avait commencé par faire si bon marché de l’opinion, souffre et s’indigne toutes les fois qu’elle croit remarquer que l’opinion la condamne et la réprouve. Elle vit dans une irritation perpétuelle contre cette société qu’elle avait défiée de l’atteindre. Dévorée de je ne sais quel besoin posthume de considération qu’en secret elle ne me pardonne pas de ne point satisfaire, elle supporte impatiemment l’état de réclusion que notre position nous impose ; elle se révolte à l’idée qu’elle n’est ni recherchée ni honorée à l’égal des autres femmes qui, n’ayant point abjuré leurs devoirs, ont conservé leurs priviléges ; elle qui n’a pas été à la peine s’étonne de n’être pas à la récompense. C’est tout un nouvel ordre de douleurs, de querelles et d’humiliations que je n’avais pas soupçonnées jusqu’ici et que me réservait le séjour des cités. J’ai signifié tout d’abord à Mme de Rouèvres que je ne consentirais jamais à la présenter nulle part comme ma femme, et que j’étais décidé à vivre, comme par le passé, dans une solitude absolue. De là des récriminations sans fin. À l’entendre, je la séquestre et la mets au ban du monde. Je reçus, l’autre jour, une lettre d’invitation personnelle pour un bal à la légation de France. Malgré tous mes soins pour la