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vous m’avez tuée, me dit-elle. Je ne vous en veux pas ; seulement que n’avez-vous parlé plus tôt ? Rien ne vous était plus aisé que de vous délivrer de moi ; mon intention n’a jamais été de m’imposer à vous, d’être une charge dans votre existence, un obstacle à votre bonheur. Je ne voulais que votre amour ; je le sentais m’échapper, mais j’espérais le ressaisir. J’ignorais qu’il fut à une autre. Vous êtes libre. Retournez vers cette fille que vous aimez, et laissez-moi mourir en paix. Soyez heureux, et que mon souvenir n’importune point votre joie. — Elle parla long-temps ainsi, sans reproches, sans amertume, avec une résignation touchante, s’excusant d’avoir troublé ma destinée et me suppliant de lui pardonner. — Vous vivrez ! vous vivrez ! m’écriai-je. Et je me mis à retirer une à une les flèches empoisonnées que je lui avais décochées dans le sein ; j’appliquai mes lèvres à ses blessures pour en extraire le venin mortel. Je rétractai toutes les paroles qui m’étaient échappées quelques heures auparavant. Devait-elle en croire les révoltes et les transports d’une ame violente et d’un caractère irascible ? Je m’efforçai de lui prouver que ce n’avait été qu’un jeu cruel ; je m’écriai que je l’aimais, que je n’aimais qu’elle, et qu’elle était ma vie tout entière. Et, chose étrange, j’étais de bonne foi. En cherchant à l’abuser pour la sauver, comme un acteur qui, à force de chaleur et d’entraînement, arrive à s’identifier avec son rôle et finit par se croire le personnage qu’il représente, j’étais parvenu à me tromper moi-même. J’oubliai tout et m’abandonnai naïvement aux sentimens que j’exprimais. Arabelle m’écoutait d’un air incrédule, et repoussait tous mes discours. Sa résistance acheva de m’exalter. Un instant, je m’interrompis pour la regarder à la lueur de la lune qui venait de percer les nuages. Pâle, échevelée, les mains jointes, à demi pliée sur elle-même, dans l’attitude de la Madeleine éplorée, elle était belle : je me surpris à l’admirer comme si je la voyais pour la première fois. Le silence, la nuit, la solitude, la majesté des cimes alpestres qui servaient de cadre au tableau, cette blanche lune qui nous baignait de ses molles clartés, cette fière beauté qui voulait mourir, ces vêtemens en désordre, ces sanglots étouffés, ce beau sein gonflé de larmes et de soupirs, tout fut complice du trouble de mon cœur. Je la ramenai persuadée et soumise. Mais déjà mon ivresse était dissipée, et, tandis que je la sentais à mon bras légère et joyeuse, je marchais morne et sombre, maudissant ma victoire, honteux de ma méprise, et me disant que cette femme avait été bien prompte et bien facile à se laisser convaincre.