Page:Revue des Deux Mondes - 1843 - tome 4.djvu/204

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
198
REVUE DES DEUX MONDES.

orgueil inflexible qui ne veut rien devoir à ma pitié. Est-ce un rêve ? n’est-ce point la folie ? C’est l’enfer et la damnation éternelle.

Oui, l’enfer, avec le souvenir du ciel ! Comme si ce n’était pas assez des tourmens que j’endure, le sentiment des félicités perdues en redouble encore l’horreur et l’amertume. J’entends la voix connue des anges qui m’appellent ; de quelque côté que je me tourne, je vois, au lointain horizon, les ombrages de Mondeberre et deux blondes têtes qui, du haut des tourelles, semblent épier l’heure de mon retour. Je suis maudit. Il y a des instans où je m’écrie que c’est impossible, que cet état ne saurait durer, qu’il est insensé de sacrifier ainsi sa vie tout entière ; mais je retombe bientôt découragé, comme le malheureux qui, en faisant le tour de son cachot, s’est assuré qu’il doit renoncer à tout espoir d’évasion.

Peux-tu bien te faire une idée du perpétuel tête-à-tête dans lequel nous traînons, Arabelle et moi, des jours qui sont autant de siècles ? Comprends-tu à quel point s’est vengé cet homme ? J’ai la conviction qu’avant de partir, il avait surpris ma lettre de rupture ; déjà les bruits du monde avaient éveillé ses soupçons ; cette lettre n’a pas été brûlée ainsi que le pense Arabelle. Quoi qu’il en soit, M. de Rouèvres doit être content de son œuvre. Il nous aurait enchaînés l’un à l’autre dans l’ardeur partagée d’une passion mutuelle, que la vengeance n’en eût été ni moins sûre, ni moins horrible. L’amour est libre et vit d’illusions ; lui ôter le prisme et la liberté, c’est en faire la plus morne des réalités, le plus odieux des esclavages. C’est ce qu’a fait cet homme. Il nous a chargés à la fois de liens et d’opprobre ; en nous condamnant à vivre face à face, il a voulu que nous ne pussions désormais nous regarder l’un l’autre sans rougir. Il nous a dépouillés de tout charme et de tout prestige ; il a flétri jusqu’au passé ; de deux amans il a fait deux forçats marqués par la main du bourreau. Telle est notre destinée. Nous allons sans but, au hasard, courbés sous le sentiment de notre commune déchéance, nous épuisant en vains efforts pour tromper l’ennui qui nous ronge.

Et toujours, et partout, une voix mystérieuse murmurant à mon cœur : Où vas-tu ? le bonheur est là, près de moi, qui t’attend !

II.

Parfois je me révolte et m’indigne contre moi-même ; je traite mes scrupules de faiblesse et de lâcheté. Est-il juste, après tout, que je