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cevant pas que je me trouvais dans une propriété particulière, enceinte de murs et de baies vives. M’étant posté au détour d’une allée, j’attendis mon lièvre, et lui lâchai au passage une charge de plomb dans le flanc. Presque aussitôt des cris partirent à quelques pas de moi. Je me retournai et reconnus Mme de Mondeberre et sa fille. L’enfant se pressait avec effroi contre sa mère ; celle-ci était pâle et tremblante. Je devinai sur-le-champ ce qui se passait en elle : je compris quels funèbres échos je venais d’éveiller dans son cœur, et que j’étais à ses yeux l’appareil vivant du supplice qui l’avait faite veuve à vingt ans. J’aurais voulu m’abîmer à cent pieds sous terre. Par un brusque mouvement, je me débarrassai de mon carnier et le lançai avec mon fusil par-dessus le mur d’enceinte ; puis, ayant renvoyé mes chiens, je m’avançai timide et confus, et balbutiai quelques excuses. Mme de Mondeberre en parut touchée ; elle me sut gré surtout de l’avoir devinée et comprise. Je me nommai : mon nom ne lui était pas étranger ; elle me dit qu’autrefois les Peveney s’étaient alliés à sa famille. J’ignore comment il arriva que nous nous prîmes à marcher doucement dans les allées du parc, elle appuyée sur mon bras, et moi tenant sa fille par la main. C’était une belle enfant, déjà grave et sérieuse, comme tous les enfans qui de bonne heure ont vu pleurer leur mère. Bien que la douleur eût terni, sur son front l’éclat de la jeunesse, Mme de Mondeberre était calme et sereine. Rien n’est bon et sain à la longue comme de vivre avec les morts. Quand je fus près de me retirer, je lui renouvelai mes excuses. — Si j’étais votre amie, me dit-elle, je vous ferais une prière. — Madame, ordonnez, m’écriai-je. — Je vous prierais, ajouta-t-elle, de renoncer à un jeu cruel, trop souvent fatal aux mères et aux épouses. — Dans mon trouble, je ne sais trop ce que je répondis ; mais toujours est-il que je ne chassai plus à partir de ce jour.

Ce fut à peu de temps de là que mon père, n’ayant pu s’entendre avec l’intendant du château au sujet de prétendus empiétemens de terrain (les domaines de Mondeberre et de Peveney ont de tout temps été limitrophes) prit le parti de s’adresser à la châtelaine. Il s’ensuivit des relations précieuses ; des rapports fréquens et presque familiers s’établirent entre nos deux maisons. Mme de Mondeberre était simple, sans ostentation dans son deuil ; elle ne faisait ni spectacle ni bruit de ses pleurs et de ses regrets. On s’imaginait dans le pays que ses appartemens étaient tendus de noir, et qu’elle passait tous ses jours enfermée, comme Artémise, dans le mau-