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FERNAND.

FERNAND DE PEVENEY À KARL STEIN.

Lis la lettre que je reçois. Si telle est sa douleur pour une séparation qu’elle croit momentanée, quel sera son désespoir lorsqu’elle apprendra que c’est d’une rupture qu’il s’agit, d’une séparation éternelle ! Tu penses la connaître, tu ne la connais pas ; tu ne sais pas à quels excès la passion peut pousser cette tête exaltée. Orgueil ou pitié, j’hésite et je tremble. Ne hâtons rien, ne précipitons rien ! C’est un cœur digne à tous égards de soins et de ménagemens ; laisse-moi le préparer peu à peu au sacrifice, et l’y conduire, s’il est possible, sans trop de déchiremens et par d’insensibles détours. Le ciel m’est témoin que, si je n’écoutais que ma fatigue et mon impatience, j’en finirais sans plus attendre ; mais de quelques ennuis que son amour m’ait abreuvé, je ne puis oublier qu’elle m’aime, et que je l’ai long-temps aimée.

Tu me parles de M. de Rouèvres. Va, cet homme, sans s’en douter, s’est mieux vengé par son aveugle sécurité, qu’il ne l’aurait pu faire en m’immolant au ressentiment le plus légitime. Jamais sa main n’a touché la mienne que je n’aie senti la rougeur de la honte me monter au visage ; je n’ai jamais affronté sans pâlir la sérénité de son regard et la cordialité de son accueil. La confiance, l’estime et l’affection qu’il m’a témoignées, auront été mon châtiment et mon supplice. Par quel charme fatal, par quelle pente irrésistible en sommes-nous arrivés, Arabelle et moi, à trahir ce loyal esprit et ce noble cœur ? Hélas ! que te dirai-je que tu ne saches déjà ? Tu fus témoin de mon bonheur. Tu sais que ce bonheur fut tel que Dieu lui-même ne m’eût pas infligé une plus rude expiation. Il est un adultère qui va front levé, face découverte. Celui-là du moins a le mérite de la franchise et le courage de la révolte. Il accepte la lutte au grand jour, et n’usurpe pas les bénéfices de la société qu’il outrage ; il a quelque chose de la grandeur déchue de l’ange rebelle de Milton. Mais il en est un autre, hypocrite et lâche, vivant de ruse et de mensonge, rampant dans l’ombre comme un reptile, traînant à sa suite le remords, la peur et la honte. C’est l’adultère à domicile ; c’est à ce vampire que j’ai donné à sucer le plus pur de mon sang ; c’est ce minotaure qui a dévoré les plus fécondes années de ma jeunesse. La lassitude est venue vite, l’ennui ne s’est pas fait attendre ; c’est qu’il n’est pas d’amour si vivace qui ne s’étiole bientôt dans une atmosphère si malsaine.