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venant à moi, que Fernand est parti ? — Oui, lui ai-je répondu, et je crains que son absence ne se prolonge au-delà de nos prévisions. — Tant pis, a répliqué M. de Rouèvres ; il nous manquera, nous l’aimons beaucoup. Vous me voyez tout attristé de son départ. — Je me suis assis, nous avons causé ; ton nom est revenu plus d’une fois dans notre entretien. — J’espère bien, m’a-t-il dit, que ce n’est pas un embarras d’affaires qui l’oblige à quitter Paris : s’il en était autrement, je ne pardonnerais pas à Fernand de ne s’être point adressé à moi. Il avait remarqué ta tristesse en ces derniers temps, tes attitudes silencieuses, ton air sombre, ton front rêveur ; il craignait que son amitié n’eût été trop discrète et trop réservée. Plus d’une fois j’ai voulu changer le cours de la conversation, mais c’est toujours à toi qu’il a fallu revenir. Ton avenir le préoccupe. — Il est temps, m’a-t-il dit, que Fernand songe sérieusement à utiliser les dons que lui a octroyés le ciel. Il n’est pas d’homme, quelque richement que l’ait doté le sort, qui doive se croire affranchi de la nécessité du travail. Nous ne recevons qu’à la condition de rendre, et plus la destinée nous a favorablement traités, plus nous avons d’obligations vis-à-vis de nous-mêmes et de nos semblables. À ce compte, nous avons le droit de beaucoup exiger de notre jeune ami. — À vrai dire, j’avais le cœur navré de l’entendre parler de la sorte ; j’en rougissais pour toi. Je sais qu’en général on aime à s’égayer aux dépens des maris. Volontiers on se raille de leur fol aveuglement et de leur confiance devenue proverbiale ; mais, quand cette confiance et cet aveuglement ne sont pas autre chose que la noble sécurité d’un esprit honnête et d’une ame chevaleresque, le monde n’en rit plus, et c’est sur ceux qui en abusent que retombent le blâme et la honte. En bonne conscience, t’es-tu jamais demandé à quelle supériorité personnelle tu dois d’avoir enlevé à cet homme l’amour et l’honneur de sa femme ? Je me suis souvent posé cette question, et je t’avoue brutalement que je n’ai jamais pu y répondre. Il est vrai que vis-à-vis de la comtesse, tu as eu l’immense avantage de ne pas être son mari. Et puis, M. de Rouèvres doit manquer nécessairement d’idéal et de poésie ! C’est une nature froide et positive qui n’entend rien, je le jurerais, au jargon des ames incomprises. Il n’en faut pas plus, par le temps qui court, pour tout justifier aux yeux de la passion ; seulement les honnêtes gens commencent à trouver que cela fait pitié.

Allons, point de faiblesse ! Les choses se passeront cette fois comme toujours : larmes, sanglots, imprécations, prières ; on voudra se tuer, on se consolera.