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vous nous poussez plus vite vers cet avenir que nous cherchons. D’ailleurs, ajoutait-il, la philosophie doit toujours aller du particulier au général ; c’est là son progrès naturel, c’est là la vie de la pensée. L’idée naît sur un point donné, puis elle grandit, elle s’étend, elle couvre le monde. Ainsi nous quittons Berlin pour l’Allemagne. Un reproche qu’on faisait souvent à la philosophie de Hegel, c’était d’être exclusivement prussienne. Ce reproche était absurde. Pourtant il semblait justifié par l’ancienne école de Hegel, qui mettait la philosophie au service de l’orthodoxie politique et religieuse : tel était l’esprit des Annales de Berlin. Dès-lors il fallut quitter Berlin, et nous fondâmes les Annales de Halle, qui furent l’organe de la délivrance. Ce n’était pas assez, et aujourd’hui ce n’est pas seulement Berlin que nous abandonnons, c’est la Prusse ; nous la quittons pour l’Allemagne. » Ainsi parlait M. Arnold Ruge, et il terminait en adressant à l’université de Berlin cette menaçante prédiction : « Berlin deviendra semblable à Goettingue : ce sera désormais la ville du passé. Qu’est-ce que Goettingue, sinon l’érudition et l’art sans la philosophie, c’est-à-dire l’étude sans ce qui lui donne la vie ? Tel sera le sort de Berlin, puisque Berlin proscrit la science. » Malgré l’outrecuidance de ces paroles, il y avait en effet dans la situation de la Prusse quelque chose qui frappait vivement les esprits, et pour qui comparait les commencemens du nouveau règne avec la Prusse du vieux roi qui venait de mourir, la différence était réellement grave. Sous Frédéric-Guillaume III, ce vivace épanouissement de la pensée dont j’ai parlé plus haut, l’état protégeant la philosophie, s’unissant à elle, et assistant avec sollicitude à ses productions de chaque jour, en un mot la science présente, actuelle, et, pour tout dire, la vie. Sous son successeur, au contraire, c’est le passé qui est honoré : Berlin semble prendre la place de Munich ; M. de Schelling, M. Cornélius, viennent y rejoindre M. Tieck, les frères Grimm, M. Rückert. Voilà une glorieuse assemblée, mais les hommes qui la composent ont donné déjà tout ce qu’ils doivent produire, et ce n’est pas l’avenir qu’ils portent dans leur ame. Quant aux esprits plus ardens et plus jeunes qui, placés à la tête du mouvement, prétendent continuer l’œuvre de Hegel, la Prusse les exile. Il y a là sans doute un contraste fâcheux ; mais cette situation dont on se fait une arme contre le nouveau règne, à qui l’imputer ? À l’Allemagne elle-même, au chaos de la science actuelle ; il faut bien honorer la philosophie chez les représentans du passé, puisqu’on la chercherait en vain parmi les hommes nouveaux.