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SITUATION INTELLECTUELLE DE L’ALLEMANGNE.

les peuples allemands s’étaient enfin retrouvés, un métaphysicien dont le système semblait le dernier mot de la science, leur expliquait en termes magnifiques la grandeur de leurs destinées. Il les appelait les pontifes du monde nouveau, il leur disait qu’ils ressemblaient à la Judée, et que du milieu d’eux se lèverait un jour le dieu de l’avenir : il les comparait aussi aux habitans de l’île de Samothrace, lesquels étaient investis du sacerdoce suprême, ou à la famille des Eumolpides, qui avait la garde des mystères d’Éleusis ; il leur répétait sans cesse qu’ils avaient paru dans l’histoire, afin que l’esprit divin pût se développer par eux, et se révéler au monde. Ce fut long-temps comme une fête. Sous son langage barbare, mais ferme, sous ces formules d’une métaphysique si peu accessible, on eût cru entendre la voix des oracles tudesques chantant l’hymne des races du Nord. Il leur présentait leur œuvre transformée, expliquée par la science, afin qu’ils pussent s’y reconnaître et s’y admirer : Il les enivrait d’eux-mêmes. L’Allemagne, qui avait senti si douloureusement sa faiblesse profonde sous l’épée de Napoléon, et qui, peu d’années après, était arrivée, sur la foi de ses penseurs, à une confiance si ardente en elle-même, devait se passionner pour cette métaphysique qui tenait si solidement au cœur même de la patrie, et c’est en effet un point de vue qui, indépendamment de leur valeur scientifique, ne doit pas être oublié dans l’histoire de ces systèmes.

Il est permis de le dire, la métaphysique de Hegel a fondé à Berlin plus qu’une école. Il y a quelque chose d’une religion dans les proportions immenses, dans l’autorité impérieuse, intolérante, de cette philosophie. Voilà douze ans qu’il est mort, mais l’inspiration qui animait ce grand homme ne s’est pas éteinte ; elle porte encore ses disciples, et il faut croire qu’il y avait en lui des forces merveilleuses pour qu’avec ses dures formules il ait enflammé tous ces graves jeunes gens, qu’il en eut fait des ames presque fanatiques, et qu’il leur ait donné à ce point la vaillance de la pensée. Des quatre héros de la philosophie allemande, Hegel est le seul qui n’ait pas survécu à son œuvre, qui n’ait pas vu se lever son successeur. Tant que les systèmes s’étaient rapidement succédés, cette variété, tout en attestant un mouvement fécond, pouvait affaiblir la confiance dans les résultats :

Nous en avons beaucoup pour être de vrais dieux.

Mais quand une doctrine se fut établie, qui parut à quelques égards le produit et le couronnement de celles qu’elle remplaçait, sa for-