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perte, ne suspend pas la vie intellectuelle dans son peuple. Elle ne relève pas seulement les casernes, elle consacre le temple des idées. Elle ne se confie pas au seul droit du sabre, elle invoque la pensée immortelle. Il y a là une sorte de vertu romaine qu’on ne peut s’empêcher d’admirer : ce sont, sous l’épée de Brennus, les sénateurs immobiles dans leurs chaises curules. Ce qu’il y a eu de nouveau dans la fondation de l’université de Berlin, c’est que, dès l’origine, elle a été le centre des idées, non pas d’une ville seulement ou d’un pays, mais de l’Allemagne tout entière. Chacune des universités allemandes avait presque toujours eu un mouvement qui lui était propre, chacune d’elles avait représenté une direction particulière ; souvent c’était une science spéciale qui y fleurissait, marquée du caractère et du génie de la contrée. Ici, rien de semblable. Ce qui fut représenté à Berlin dès le commencement, ce fut l’Allemagne. Il s’agissait, on peut le dire, de rendre à ce pays la conscience de lui-même, qu’il semblait avoir perdue, et ce fut l’enthousiasme des systèmes philosophiques qui produisit surtout ce résultat. La chaire de philosophie de Berlin fut long-temps comme une tribune nationale, d’où tombaient les accens prophétiques qui redressaient les ames et les courages. Celui qui allait monter le premier dans cette chaire fondée au milieu des baïonnettes devait être un héros autant qu’un penseur, et il fallait que sa doctrine fût de force à créer des ames d’airain. C’était la mission de Fichte. Comment il la remplit, nous ne le savons que trop, et quel noble et implacable ennemi nous avons eu là, quels longs ressentimens, quelles colères, quelles haines cette mâle parole armait déjà et allait précipiter contre nous. Ces prédications, comme celles de Jahn et de Gœrres, ayant abouti au grand mouvement de 1813, il sembla que Fichte eût accompli son œuvre, et, l’année suivante, il mourut. Enfin, après la période de la guerre, vint celle du triomphe. Quelques années, en effet, après la mort de Fichte, il y avait à Berlin, dans cette même chaire de philosophie, il y avait un homme qui célébrait avec enthousiasme les destinées des peuples germaniques. On sait que je veux parler de Hegel. Tout à l’heure, il s’agissait de ressusciter l’Allemagne, de réveiller sa conscience, de rassembler sa pensée évanouie et dispersée à tous les vents. Du fond de l’abîme où il avait disparu, ce peuple entier remonta bientôt, ranimé par la voix de Fichte ; et certes, quand on lit les discours de ce grand citoyen à la nation allemande, on comprend qu’à cet appel tout puissant les morts eux-mêmes aient dû soulever la pierre de leurs tombes. Maintenant que