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second péché originel. La réforme, et sans parler même de l’entreprise de Luther, tout ce mouvement du XVe et du XVIe siècle qui sécularise la pensée et donne au monde entier ce qui avait été la propriété exclusive de l’église, tout ce mouvement que nous croyions providentiel, ce sera pour Gœrres le nouveau péché d’Adam, lequel nous ferme le paradis du moyen-âge et bouleverse la constitution véritable de la société. Esprit vraiment généreux, tout meurtri dans ces luttes redoutables de la pensée ! S’il a quitté la voie où le plaçait son génie, s’il a condamné les œuvres du monde moderne après avoir été un de ses plus fervens serviteurs, c’est son ardeur même qui l’a égaré. C’est pour avoir trop saintement aimé les idées qu’il les a maudites, le jour où, dans son impatience, il a cru qu’il comptait vainement sur elles. Il s’est étourdi lui-même par l’impétuosité trop vive de son enthousiasme. Il s’est frappé, comme Achille, en se jetant sur ses armes. Aujourd’hui, entré de plus en plus dans cette voie où il est seul, vieilli et souffrant, ce grand blessé se repose dans le catholicisme du XIIe siècle ; il y a porté quelque chose de ses inspirations d’autrefois, il a essayé de le renouveler à sa manière et d’approprier à la grandeur de son amour ces formules qui ne lui suffisaient pas. Malgré cela, si l’on compare le dernier livre important qu’il ait publié, la Mystique chrétienne, avec cette Histoire des Mythes asiatiques dont j’ai parlé plus haut, on verra combien il est loin aujourd’hui de l’époque où il écrivait pour l’Allemagne entière, et non pas seulement pour Munich.

Ce fut, en effet, une des intentions de Gœrres, au commencement de son séjour à Munich, d’écrire surtout pour cette ville, de vouloir s’emparer de son esprit, et la soulever contre la Prusse. Gœrres a toujours eu besoin de lutte ; il lui a toujours fallu une puissance à qui il essayât de souffler la vie ; d’abord ce fut l’Europe, puis l’Allemagne, puis, quand il se défia de la société civile, ce fut l’église. L’Allemagne catholique du midi devint alors pour lui la puissance sainte qu’il devait armer contre les impiétés de la Prusse, contre les hardiesses du protestantisme et de la philosophie du nord. Mais ces belliqueuses ardeurs convenaient peu à la Bavière, et, trompé cette fois encore dans son désir, il fallut bien qu’il se résignât au repos mystique où s’endort aujourd’hui, non sans murmurer, le démon de son cœur. C’est là ce que peut donner Munich, c’est là ce que M. de Schelling y trouva lorsqu’il perdit l’empire de la philosophie ; médiatisé par un souverain plus puissant, M. de Schelling dut venir à Munich, tandis que Hegel gouvernait la science de l’Allemagne.