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DE LA LITTÉRATURE MUSULMANE DE L’INDE.

les danseuses elles-mêmes. Ces dernières compositions, presque toujours assez profanes, sont la contre-partie des odes graves et pieuses que l’écrivain musulman aime à mettre en tête des ouvrages de longue haleine, comme une introduction, comme une paraphrase de l’invocation d’usage : « au nom de Dieu clément et miséricordieux. » En un mot, aux deux extrémités de cette littérature, on retrouvera l’amour divin et l’amour terrestre, parce que l’homme, quelle que soit sa croyance, va toujours, dans l’élan de sa pensée, de la terre aux cieux et des cieux à la terre.

Sous ce régime nouveau, l’Inde n’était plus, comme on le voit, le pays des croyances terribles et mystérieuses, des épopées gigantesques. Les brahmanes hautains, retirés dans le sanctuaire, dépouillés d’une influence conquise depuis tant de siècles par l’accaparement complet de l’enseignement et l’intelligence plus ou moins précise des traditions, les brahmanes, déchus dans l’Hindostan, regardaient sans doute en pitié ces rimeurs beaux esprits. Le flot de l’islamisme, qui avait inondé Delhi, l’ancienne Hâstinapour (ville des éléphans), et fait éclore autour d’eux des sages d’une nouvelle espèce, battait en brèche l’édifice de leur puissance. Durant cette période, où les empereurs mogols, dédaignant la pagode comme un temple de faux dieux, envoyaient les fidèles en pèlerinage à la Mecque et se tenaient ainsi en communion avec les états musulmans, les études brahmaniques brillaient encore d’un certain éclat dans la presqu’île, loin du siége d’un gouvernement hostile, chez les Mahrattes, dans le Travancore, à Maduré ; mais comme les prêtres de Brahma s’étaient dispersés devant les cavaliers de Timour, ainsi, quatre siècles plus tard, devant les armées mahrattes qui incendiaient et pillaient les faubourgs de Delhi, se turent et s’enfuirent les poètes musulmans. À l’exception de Mîr-Dard, qui resta obstinément dans sa patrie, comme nous l’avons dit plus haut, tous les écrivains distingués de cette époque, et ils étaient nombreux, vinrent se réfugier à Laknaw, près du nabab Açaf Uddoullah. Les brahmanes étaient vengés. Les fugitifs furent généreusement accueillis par ce prince intelligent, qui, sauvant les débris de ce grand naufrage, donna à celui-ci une pension, à celui-là l’investiture d’un fief, à cet autre une place à la cour. À Laknaw se tinrent les dernières réunions littéraires, les dernières assises de ces adeptes de la gaie science ; puis peu à peu, pour parler leur langage, les flambeaux de l’éloquence s’éteignirent, avec le siècle qui avait vu pâlir et s’effacer la gloire de leur patrie, à l’aurore de celui qui confirmait en Asie le triomphe des armées anglaises.