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DE LA LITTÉRATURE MUSULMANE DE L’INDE.

naissait l’océan de l’élocution périt dans le tourbillon de la mort. » Cet autre n’a pas achevé paisiblement sa carrière, mais, « éloquent rossignol, il s’est échappé du filet de l’existence » en telle année de l’hégire. Toutefois, dans la satire, dans la poésie descriptive, lorsqu’ils écrivent d’inspiration, sur les choses de leur pays, quand ils échappent à cette préoccupation d’une littérature étrangère trop assiduement étudiée et trop fidèlement imitée, ces mêmes auteurs savent retrouver en partie la verve de leurs ancêtres. Ainsi Azfari de Delhi annonce le printemps par les lignes suivantes : « Le printemps s’avance avec force et bruit ; nous le voyons causer du plaisir aux jeunes têtes. Dieu soit notre sauve-garde contre les insensés ! Le printemps arrive ; il vient réveiller le tumulte qui était assoupi. Le printemps fait voler sur vous sa poussière ; voici que les enfans jettent des pierres dans le bazar… Gare à votre tête !… Libertins, montez vite le vaisseau de l’ivresse ; le printemps étale dans les jardins mille fleurs épanouies… » Au retour de l’hiver, le sheik Mouhammad Baim, gouverneur de l’arsenal de Delhi, s’écriait : « L’hiver est si rigoureux cette année, qu’au matin le soleil lui-même tremble de froid ; bien plus, on dirait qu’il n’y a plus de soleil dans le ciel, et que le firmament cache ce réchaud dans son sein. Sur les étangs se déploie une couche d’écume verdâtre qui a l’apparence d’une couverture de cachemire ; on passe le jour à se chauffer aux rayons du soleil, la nuit on s’enveloppe d’un épais tapis. Le ciel est toujours revêtu de son manteau de satin ; c’est la voie lactée qui apparaît sous le costume du brahmane (à la blanche écharpe). La cigogne vient à peine se poser sur la rivière, et s’envole bientôt à tire-d’aile. Le chemin dans lequel il est tombé une neige toute blanche ressemble au cardeur, quand il est recouvert de flocons de coton. Du ciel sort un bruit sourd ; un vent froid et violent se fait sentir, qui secoue les arbres nuit et jour… Les plus riches s’enveloppent réellement de coton, comme la poire ou le raisin qu’on veut conserver… » À côté de ces lignes, auxquelles le rhythme donne un mouvement qui ne peut se transmettre par la prose, qu’on nous permette de citer par fragmens une satire du spirituel Sauda. Il attaque le chef de police (kotowal) de Delhi avec une franchise et une vivacité qui font de son petit poème une peinture de mœurs : « Qu’est devenu, ô mes amis ! cet ordre qui régnait jadis ? Le voleur de citrons avait la main coupée ; on enchaînait celui qui dérobait du bois, et, pour une citrouille prise, on mettait à mort le coupable. Il n’était pas question alors de suborner le kotowal ; le nom de voleur n’existait pas dans le monde.