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dans les armées de Delhi, partout où il porta ses pas errans après la dévastation de cette capitale, il a eu les honneurs, sinon d’une édition, au moins d’une copie illustrée qu’on voit à la bibliothèque de Calcutta. À cette même académie, dont Mîr était l’ame, paraissait aussi un écrivain moins connu, Garib, qui se plaisait à étudier dans les bosquets les amours de la rose et du rossignol, si chantés en Orient, et qu’on surnommait, pour cette raison, le libertin des jardins. Mais avant Mîr Taqui, et durant les derniers jours de la splendeur de Delhi, le sceptre de la littérature musulmane était aux mains de Dard, poète à la fois gracieux et grave, considéré long-temps comme le guide des spiritualistes, et dont presque tous les écrivains de la fin du XVIIIe siècle se vantent d’être les disciples. Après avoir été militaire, il s’assit sur le tapis des derviches, comme tant de personnages distingués de son temps, et institua ces réunions dont son élève Mîr fut le président après lui. L’empereur lui-même étant venu le visiter dans sa retraite, il le reçut à peine, tant était grande son insouciance des choses du monde. Fuyant la ville et ses pompes, il réunissait chaque mois des musiciens sur le tombeau de son père, et la foule s’assemblait autour de cet orchestre, qu’il dirigeait en personne. On nous excusera sans doute de citer ici une partie de ce que raconte de lui le biographe Ali-Ibrahim[1] : « … Lorsque, par suite de nombreux malheurs et d’accidens successifs, Shahdjahanabad (Delhi), — qui était le lieu de réunion des notabilités en tout genre du quart habité de l’univers et la demeure des gens les plus distingués par leurs qualités et par leur naissance, — tourna sa face vers la destruction ; lorsque chacun, tant parmi les grands et les petits que parmi les derviches assis dans l’angle de la pauvreté et les gens riches et puissans, ne pouvant supporter cet état déplorable, ne vit rien de mieux que de quitter cette ville infortunée, Dard, cet homme de famille illustre, souffrit patiemment les calamités qui étaient tombées sur sa patrie ; il se résigna à ces évènemens fâcheux sans jamais abandonner sa ville natale. Il vécut là retiré du monde, et ne s’éloigna pas seulement à un demi-mille de Delhi. »

Ce passage donne une idée du style des écrivains musulmans de l’Inde ; il est rare même qu’ils soient aussi simples ; d’ordinaire, il leur faut des images et des périphrases. Un biographe parle-t-il de la mort d’un poète qui périt au retour de son pèlerinage à la Mecque, il dira : « Le vaisseau de la vie de ce personnage qui con-

  1. La traduction de ce passage est empruntée à un savant ouvrage déjà cité, l’Histoire de la littérature hindoue et hindoustani, par M. Garcin de Tassy.