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DE LA LITTÉRATURE MUSULMANE DE L’INDE.

brahmanique, à force de regarder à travers le prisme d’une religion panthéistique, l’imagination des poètes devenait sujette à des éblouissemens : toute la littérature de cette époque est pour ainsi dire sacrée, parce que tout émanait du pouvoir spirituel ; mais sous le règne de l’islam, la puissance temporelle se fit sentir d’une façon sérieuse, et la poésie prit un autre caractère. À côté des traités philosophiques et religieux, à côté des hymnes en l’honneur du martyr Hucaïn, parurent des panégyriques, des chants joyeux, des élégies gracieuses ; l’Inde eut autant de faquirs qu’elle avait eu d’ascètes, mais de plus des écrivains épris de la forme, aimant les lettres pour les satisfactions qu’elles donnent à l’esprit, sans y attacher l’idée d’enseignement. Le mouvement littéraire que le XVIIe et surtout le XVIIIe siècle virent se produire dans toute cette partie de l’Asie, et dont Delhi fut long-temps le centre, n’était pas sans rapport avec celui dont la France subit l’impulsion au commencement du règne de Louis XIV ; il y eut des maîtres auxquels chaque écrivain se hâta de se rallier, des réunions pour ainsi dire académiques, dans lesquelles chaque poète lisait ses vers, que l’on applaudissait tout en disant bas, sans se l’avouer :

Nul n’aura de l’esprit que nous et nos amis.

Dans ces gazals, dans ces marcyahs (élégies), chacun prodiguait de son mieux les expressions emphatiques, les images prétentieuses, les coquetteries du langage ; les beaux-esprits faisaient assaut ; l’art était leur unique affaire ; sans distinction de rang ni de fortune, ils admettaient parmi eux quiconque rimait avec grace, et formaient une société paisible qu’animait sans la troubler la verve plus piquante de quelques écrivains satiriques. Dans une de ces réunions qui se tenaient le 15 de chaque mois chez Mir Taqui, le roi du maçnewi et du gazal, vers 1780, on vit entrer Dana, poète distingué, retiré depuis peu de la vie du monde et des affaires temporelles pour se vouer à la pauvreté spirituelle. On était au jour du Hôli, du carnaval indien, où le peuple aime à se déguiser de mille façons, et Dana se trouvait si singulièrement costumé, que Rafi Sauda, surnommé le Juvénal de l’Inde par les Européens, s’écria en le voyant : « Mes amis, voici quelqu’un déguisé en ours ! » On ne dit pas que le pieux personnage se soit fâché d’une pareille apostrophe, qui mit en gaieté toute l’assemblée. D’ailleurs, Sanda pouvait se permettre certaines libertés ; reconnu de son vivant même pour le prince des poètes, reçu avec distinction partout où l’appelait sa profession de militaire