Page:Revue des Deux Mondes - 1843 - tome 3.djvu/975

Cette page a été validée par deux contributeurs.
969
DE LA LITTÉRATURE MUSULMANE DE L’INDE.

nirent un corps de cavalerie, comme plus tard les Mahrattes aux empereurs mogols. Durant ces guerres terribles, le dialecte radjapoute subit quelque atteinte ; on découvre les traces de cette altération première en lisant les légendes, trop peu connues, rédigées vers ces mêmes temps par des bardes de la contrée. La plus populaire de ces légendes est le récit de la mort de Padmawati, reine de Tchitor, qui s’enferma dans une caverne avec treize mille femmes et y alluma un bûcher sur lequel elle et ses compagnes périrent toutes volontairement plutôt que de tomber entre les mains des musulmans vainqueurs. Ce dévouement des veuves hindoues, que les femmes souliotes ont si courageusement imité de nos jours, dans des circonstances analogues et sans le savoir, est devenu le thème favori de bien des poètes : des écrivains mahométans même ont chanté la mort de Padmawati ; mais la plus ancienne de ces élégies guerrières, et la plus touchante aussi, est écrite dans un vieux dialecte de l’Inde, mêlé çà et là de mots empruntés au persan, qui apparaissent à travers un récit ferme, simple, concis, comme autant de blessures trouant la cuirasse du guerrier.

Au reste, quand un sultan de la dynastie patane monta sur le trône des radjas de Delhi, la langue brahmanique commençait à se démembrer comme un empire trop étendu et désormais affaibli. Pareil à une statue rendue fruste par le temps, à un monument gothique ou moresque dont les pendentifs et les découpures se détachent des voûtes, ce bel idiome perdait de la richesse de ses formes, se dépouillait de ces flexions multiples qui se développent sur le radical comme les branches sur le tronc, et font jaillir du verbe, comme d’une source inépuisable, toute une gerbe de pittoresques images. De langue vivante, procédant avec logique du connu à l’inconnu, portant fleurs et fruits, capable de produire des composés sans nombre, l’idiome brahmanique se faisait pour ainsi dire langue morte, prenant les mots tels quels loin de leur racine, élaguant les terminaisons grammaticales, s’imposant de ne plus rien créer par lui-même. Chaque province altérait à sa façon ce langage si parfait ; il devenait rude et concis chez les Radjapoutes, énergique, mais sans grace, chez les Mahrattes, énervé et adouci au Bengale, plus correct, mais sans sonorité, dans l’Hindostan même. Tout annonçait dans la nation un état d’affaissement que trahissait l’épuisement d’une littérature jadis pleine de sève et de vigueur ; mais comme un grand peuple ne tombe guère sans jeter un dernier éclat qui se reflète dans quelque poème capital, il se trouva en ces temps de désastres un