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qui sont entre vos mains… Sais-tu ce que j’ose te proposer ? de t’abandonner à moi, de me suivre ! — Que laisserais-tu derrière toi ? Qui pourrais-tu regretter ? Ta jeunesse se flétrit et se consume dans un horrible ennui, dans un cruel isolement. — Tu n’as point de famille non plus, car ton cœur n’a pas adopté celle où tu es entrée. Peut-être es-tu arrêtée par la crainte de laisser après toi un nom déshonoré ? Mais si tu disparaissais cette nuit, on croirait que tu as péri dans le bois de l’Esterel, et ta mémoire resterait sans tache. Considère ce qu’a fait le sort en nous réunissant ici. Ne semble-t-il pas qu’il ait voulu nous donner l’un à l’autre, tant les circonstances qui nous environnent sont propices ? La nuit commence à peine ; demain matin, nous pourrions avoir passé la frontière ; une fois à Nice, la mer est devant nous, et peut nous porter jusqu’à l’autre extrémité du monde. Veux-tu que je t’emmène si loin, que tu n’entendras jamais parler du pays que tu auras quitté pour me suivre ? Ou bien préfères-tu rester sur la côte d’Italie, au bord de quelque plage d’où tu puisses encore apercevoir les montagnes de Provence ? Décide, ordonne ; en quel lieu de la terre que je te conduise, va ! nous serons heureux !…

Tandis qu’il parlait ainsi, la jeune femme, droite devant lui, le regard fixe et les mains serrées contre sa poitrine, semblait livrée à quelque lutte intérieure, dans laquelle ses forces s’épuisaient de moment en moment. Entraînée, vaincue à demi, elle comprit qu’il fallait fuir, qu’elle était perdue, si elle écoutait encore une seule de ces paroles qui subjuguaient sa volonté ; et, faisant un suprême effort, elle dit, sans ostentation de vertu, de fermeté, mais d’une voix suppliante, brisée, et les yeux baignés de larmes : — N’essayez pas de me détourner de mon devoir. Ayez pitié de moi ; au nom du ciel, ne me retenez plus, car si je restais, je serais perdue, perdue en cette vie et dans l’éternité !… Il n’y a point de refuge contre les reproches d’une conscience tourmentée, ni de bonheur dans une vie coupable. Quand même je pourrais cacher ma faute aux yeux des hommes. Dieu me verrait… Je vous en supplie, ne me parlez plus, ne me regardez plus, laissez-moi vous quitter !

Il se détourna, vaincu par cette humble résistance, et misé Brun, après lui avoir fait de la main un signe d’adieu, s’éloigna lentement.

L’orfèvre sommeillait encore. Au bruit que fit sa femme en rentrant dans la chambre, il se souleva sur le coude et promena autour de lui un regard étonné.

— Oh ! oh ! fit-il, j’ai un peu dormi, je crois. — Ma femme !