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lante à l’autre bout de l’atelier, et l’appendit au-dessus du sopha où Rosine s’était assise pour la dernière fois devant ses yeux. Il ne confia son profond chagrin qu’à deux ou trois amis, comme le comte de Caylus, Pont de Veyle et Duclos. Quand on remarquait chez lui la vierge inachevée, il se contentait de dire : « Ne me parlez pas de cela, car vous me rappelleriez que l’heure du génie a sonné pour moi. »

III.

En ce beau temps, à moins d’être Rosine, on ne mourait pas de chagrin, on se consolait de tout ; Boucher se consola. Il se rejeta avec plus d’extravagance dans toutes les folies de la vie mondaine. Il avait passé à côté de la créature humaine telle que Dieu l’a faite, il passa à côté du paysage tel qu’il s’épanouit au soleil. Un jour qu’il redevenait raisonnable, ce ne fut qu’une vaine lueur, il sortit de Paris pour la première fois depuis son enfance. Où alla-t-il ? Il ne l’a point dit ; mais, selon une lettre à Lancret, il trouva la nature fort désagréable, trop verte, mal éclairée. N’est-il pas plaisant de voir un artiste de la force de Boucher trouver à redire à l’œuvre du plus grand artiste pour la couleur et pour la lumière ? Raphaël et Michel-Ange étaient bien vengés d’avance, car vous verrez tout à l’heure que Boucher n’était pas au bout de ses critiques. Ce qu’il y a de plus plaisant, c’est que Lancret répondait à Boucher : « Je suis de votre sentiment ; la nature manque d’harmonie et de séduction. » J’aime à me représenter Boucher au milieu d’une bonne campagne un peu rude, cherchant à comprendre, mais ne comprenant rien à ce grand spectacle digne de Dieu lui-même, n’entendant pas toutes ces hymnes d’amour que la nature élève au ciel par la voix des fleuves, des forêts, des oiseaux, des fleurs et de la créature humaine ; ne voyant pas cette sublime harmonie où se confondent la main de Dieu et la main des hommes, la main qui crée et la main qui travaille. Au milieu de toutes ces merveilles, Boucher devait continuer son chemin comme un exilé qui foule un sol étranger. Il cherchait ses dieux. Où est Pan ? où est Narcisse ? où est Diane chasseresse ? Il appelait, nul ne lui répondait, pas même Écho. Il cherchait les mortels qui lui étaient familiers ; mais où les trouver, ces fêtes galantes et champêtres ? Il ne voyait pas même une bergère dans la prairie. Rentré dans son atelier, il se pâmait de joie sans doute en retrouvant ses jolis paysages roses, où l’enchantement des fées était répandu. On le surnommait