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place, avaient repris leurs fonctions et leur concert. Ainsi, à fur et à mesure que Dorothée me découvrait son ame, la mienne retrouvait sa tranquillité première, et plus lui revenait, dans mes bras, l’ardeur de ses premiers désirs, plus je me sentais glacer dans les siens.

Je vins un jour à réfléchir à la bassesse de ma situation vis-à-vis de Dorothée. Il y a des hommes abjects qui, laissant pour de viles raisons les femmes qu’ils aiment au pouvoir d’autres hommes, se contentent de ce que ces intrus veulent bien leur laisser, sans même permettre de savoir qui ils sont. La honte que j’en eus fut si grande, qu’il me sembla que tout le monde me regardait avec mépris, comme il arrive à celui qui, coupable de quelque délit secret, se figure que l’on parle de lui partout où l’on parle et quoi qu’on dise. Revenu ainsi à moi-même, je résolus de me venger de Dorothée et de me guérir de son amour. Nous avions, Marfise et moi, été élevés ensemble, comme vous me l’avez ouï dire autrefois : elle avait été le premier objet de mes amours au printemps de ma vie ; mais son fâcheux mariage et les charmes de Dorothée me firent pendant un temps oublier son mérite aussi complètement que si je ne l’eusse jamais vue. Il est vrai que la mort prématurée de son mari l’ayant ramenée à sa première demeure, nous nous vîmes de nouveau, mais sans aucune des suites que devait, à ce qu’il semble, avoir notre ancien amour. Je cherchais à être aimable pour elle, mais inutilement, car elle avait reconnu bien vite que je la trompais. Cependant elle tolérait tout prudemment pour ne pas paraître se résigner à mon indifférence, si bien qu’entre nous la politesse et la familiarité se produisaient sous les apparences de la tendresse.

César. — Voilà une femme bien discrète ou bien peu jalouse.

Fernando. — Maintenant, César, comme les arts sont les résultats de beaucoup d’expériences, j’avais fait de grands progrès dans celui de l’amour, durant cinq ans passés à son école. Je pris la résolution d’aimer Marfise sans abandonner Dorothée jusqu’à ce que ma guérison et ma réforme fussent assurées par l’habitude.

César. — Singulier moyen de calmer l’amour, d’en cumuler les suites !

Fernando. — Dorothée s’apercevait bien de la diminution de mon amour ; elle remarquait bien que mon ardeur de la voir sans cesse n’était plus que le désir calme et serein de la voir quelquefois ; mais, comme elle ignorait mon projet, sa jalousie restait assoupie dans le sentiment de l’offense qu’elle me faisait en souffrant l’amour de don Bela. Et en cela elle ne se trompait pas : c’était en effet pour me venger de cette offense que je m’efforçais de la détester en m’armant contre elle de la beauté et de l’esprit de Marfise, qui, sans être douée d’autant de graces, avait quelque chose de plus digne et de plus retenu qu’elle. Dorothée aurait bien voulu n’aimer que moi seul, mais cela ne pouvait être : la nécessité s’y opposait.

Jules. — Et surtout les instigations de Gherarda et des autres femmes qui l’entouraient.

Fernando. — Je ne me plains point de Theodora, sa mère : son tort s’est