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LES AMOURS DE LOPE DE VEGA.

César. — Impossible ! Je croirai plutôt que le mouvement manque aux deux luminaires du jour et de la nuit.

Fernando. — Je vous en supplie, seigneur César, veuillez bien me prêter votre attention. Peut-être la jugerez-vous bien placée, peut-être trouverez-vous bien employée la curiosité que vous aurez mise à connaître les merveilleuses conditions de notre nature, et à considérer par quelles étranges voies le changement et la mobilité pénètrent dans nos plus fermes résolutions.

César. — Vous pouvez compter non-seulement sur mon attention, mais sur ma reconnaissance.

Ce début du cinquième acte semble d’accord avec la fin du quatrième. Dans l’un comme dans l’autre, en effet, Fernando se donne pour guéri de l’amour de Dorothée ; mais il faut s’entendre sur cette ressemblance apparente. Au quatrième acte, la guérison s’annonce comme un miracle, tant elle paraît s’être faite aisément, rapidement, à l’improviste. Dans le cinquième, au contraire, nous allons la voir en récit ; ce sera une guérison lente, laborieuse, résultat de beaucoup d’accidens divers, de progrès et de rechutes, de mésaventures et d’humiliations. Or tout cela n’a pu se passer en quelques heures : si rapide qu’on la suppose, la succession de tant d’incidens divers a exigé des jours, des semaines, des mois même. Ces incidens n’étaient pas susceptibles, pour la plupart, d’être représentés sur le théâtre, et Lope, suivant en cela forcément la loi de l’art, les a tous groupés et liés dans un récit qui remplit le reste de la scène. Ce récit est un tableau psychologique très curieux de la lutte engagée dans l’ame de Fernando ou de Lope, comme j’aime mieux et crois devoir dire, entre sa raison et sa passion ; il fait à celle-ci des concessions fort étranges, on pourrait dire même fort suspectes. Que penser, par exemple, du parti pris d’aimer à la fois Marfise et Dorothée, jusqu’au moment où il se sentira plus fort contre celle-ci ? Ne règne-t-il pas dans tout ce récit, et dans les réflexions qui s’y mêlent, un sophisme continu qui tient à ce que, raisonnant contre lui-même et contre sa passion, Lope se ménage autant qu’il le peut et qu’il l’ose ? N’a-t-on pas le droit de supposer que, dans des raisonnemens et dans des récits généraux et désintéressés, il aurait montré une morale et une logique plus sévères ? Quoi qu’il en soit, voici ce récit ; plus on y prêtera d’attention, et plus on en sentira la vérité profonde, manifeste ; mieux on s’assurera que l’art n’invente pas de la sorte, à moins qu’il ne veuille expressément se dégrader et se dénaturer.

Fernando. — Vous savez, seigneur César, ce que je vous racontai, à vous et à Ludovico, de ce qui m’arriva au Prado, au mois d’avril dernier, avec Dorothée. À peine me fus-je assuré qu’elle me gardait le même amour dont je l’avais vue éprise avant mon départ pour Séville, que mon cœur commença à se calmer : tous les actes d’un homme revinrent en moi-même à la loi de l’entendement à laquelle les avait soustraits la crainte imaginaire d’être haï. C’étaient comme les pièces bouleversées d’une horloge qui, remises à leur