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LA PEINTURE SOUS LOUIS XV.

ment Boucher y fut accueilli sous le nom de Carle Vanloo ; comment il apprit (M. le comte s’était retiré en mari qui connaît la bienséance) que la curiosité jointe à un peu d’ennui avait conduit la comtesse à son atelier pour faire juger sa beauté, une bonne fois pour toutes, par un homme compétent qui n’aurait pas de raisons pour mentir ; comment le peintre parvint, à force de séductions, à décider la comtesse à laisser faire son portrait, — c’était laisser faire bien des choses ; — comment enfin… mais vous avez deviné la suite. — Vous avez deviné qu’ils s’aimèrent, que l’amour passa vite comme il faisait alors, que Mme la comtesse se consola ailleurs, que le peintre… Revenons à Rosine.

Après l’ivresse de cette passion, la jeune fille délaissée revint flotter dans les souvenirs de Boucher. En voyant sa vierge où l’artiste profane avait mêlé l’impression de deux beautés, il vit bien que Rosine était la plus belle. La comtesse l’avait plus ardemment séduit, mais une fois le charme passé, il comprit encore que Rosine avait la beauté idéale qui ravit les amans et donne du génie aux peintres. Oui, dit-il avec regret, je me trompais comme un enfant ; la beauté divine et humaine, la vraie lumière, le sentiment céleste, c’était Rosine ; la séduction, le mensonge, l’expression qui ne vient ni du ciel ni du cœur, c’est la comtesse. J’ai gâté ma vierge comme un fou ; mais il est temps encore…

Il n’était plus temps. Il courut chez la fruitière, il demanda Rosine.

— Elle est morte, lui dit la belle-mère.

— Morte ! s’écria Boucher pâle de désespoir.

— Oui, monsieur le peintre, morte comme on meurt à dix-huit ans, des peines du cœur. Je ne parle que par ouï dire, elle a confié à une tante qui la veillait à ses derniers jours qu’elle mourait pour avoir trop aimé. — À propos, vous avez oublié de faire mon portrait ? et le sien ? je n’y pensais plus.

— Il n’est pas fini ! dit le peintre tout défaillant.

Rentré à l’atelier, il s’abandonna à sa douleur ; il se jeta à genoux devant la vierge inachevée, il maudit cette fatale passion qui l’avait détourné de Rosine, il jura de vivre désormais dans le souvenir sanctifié de cette sœur des anges. Après avoir gémi durant une heure, il voulut, comme par inspiration soudaine, retoucher à sa figure de vierge. « Non ! non ! dit-il tout à coup, en voulant effacer ce qu’il y a de la comtesse n’effacerai-je point cette divine trace de ma pauvre Rosine ? » il descendit la toile du chevalet, la porta d’une main défail-