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LES AMOURS DE LOPE DE VEGA.

d’un trésor tel que Crésus, qui se nomma le plus heureux d’entre les mortels, était pauvre en comparaison de moi !

Ni les biographes de Lope, ni Lope lui-même, ne disent un mot qui puisse servir à éclaircir l’aventure du poète avec ce grand seigneur. On ne pourrait avancer à ce sujet que de vagues conjectures. Il me suffira de faire observer que ce passage porte les caractères les plus évidens d’une aventure réelle, d’ailleurs assez mal contée, et présente par là même une sorte de disparate avec ce qui l’entoure.

Fernando. — Cependant, au bout de peu de jours, et en dépit de toute cette opulence imaginaire, je commençai à être cruellement tourmenté et à craindre de voir mon bonheur m’échapper, non que je pusse cesser de le mériter, mais uniquement parce que j’étais malheureux et pauvre. Dorothée comprit mon malaise, et, pour me montrer combien elle était à moi, elle se priva de sa parure, de ses joyaux, de son argenterie, et m’envoya le tout dans deux coffres.

Philippa. — Noble femme et noble action !

Fernando. — De cette manière, notre liaison dura cinq ans, pendant lesquels Dorothée se dépouilla de tout, et fut obligée, pour l’entretien de sa maison, d’apprendre des travaux qu’elle ignorait. Oh ! qui pourrait dire la honte et la pitié que j’en ai fréquemment ressenties ! Qui pourrait dire combien de fois, faute de pouvoir couvrir ses belles mains de diamans, je les arrosai de larmes, qu’elle tenait pour des trésors plus précieux que ceux dont elle s’était privée !

Philippa. — Et que faisaient alors vos rivaux ?

Fernando. — Ils ne faisaient plus la même attention à Dorothée, car là où la parure n’attire pas les yeux des hommes, la beauté n’ose paraître dans son éclat. Finalement, je fus réduit en tel état, que, considérant ses privations, je ne pouvais qu’en être touché, et que, ne résistant plus à l’excès de ma souffrance, j’en devins comme insensé.

Philippa. — Mais que fit-elle enfin ?

Fernando. — Elle me dit un jour avec résolution qu’il fallait que notre liaison fût rompue, parce que sa mère et ses proches l’en blâmaient et nous signalaient comme la fable de la cour, ajoutant que mes vers n’avaient pas peu contribué au scandale en divulguant ce qui, sans eux, aurait fait moins de bruit.

Philippa. — Que fîtes-vous dans ce changement soudain ?

Fernando. — Je feignis, chez moi, d’avoir tué un homme la nuit, et je disais vrai ; mais le mort, c’était moi. Je déclarai qu’il fallait m’absenter ou tomber entre les mains de la justice. Marfise alors me donna l’or qu’elle avait, y joignant les perles de ses larmes, et avec cela je partis pour Séville.

Philippa. — Résolution courageuse !