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étoile propice aux amans dominait alors ; mais, à peine nous fûmes-nous vus et parlé, que nous étions l’un à l’autre.

Philippa. — Mais, dites-moi, est-elle donc si belle ?

Fernando. — Tout ce qui paraît en elle, la taille, la grace, la vivacité, l’élégance, la parole, la voix, la danse, le chant, son talent sur divers instrumens, tout cela m’a coûté des milliers de vers. Quant à l’étude, elle s’y livrait avec tant d’ardeur, qu’elle me permettait de la quitter pour prendre toute sorte de leçons de danse, d’escrime, de mathématiques et de maintes autres belles connaissances ; ce qui n’était pas un faible mérite en nous, si pleins de notre amour. Son époux était alors absent, et l’on n’avait aucune crainte de son retour. Cette absence avait facilité la conquête de la dame à un grand seigneur étranger, chez lequel celle-ci entretenait, grace à d’habiles délais, de magnifiques espérances et des désirs exaltés par des faveurs modérées. Cette liaison ne nous empêcha donc pas, elle et moi, de nous entendre si bien, qu’il semblait que nous nous fussions connus l’un l’autre toute notre vie. — Avec ce grand seigneur dont je vous parle, j’eus de terribles aventures, non par arrogance ni par orgueil, sachant bien que le faible qui lutte contre le puissant doit finir un jour par succomber. Une nuit où je m’étais arrêté à la porte de Dorothée avec plus d’amour que de discrétion, le grand seigneur vint ouvrir lui-même, sans que la mère ni la fille pussent le retenir par leurs prières. Comme il avait reconnu ma voix, il venait l’épée à la main, et, d’une botte furieuse, il me cloua par les garnitures du manteau (que je portais flottant sur le dos) à la porte qu’il m’avait ouverte, et qu’il referma tout d’un coup, tandis que, m’esquivant et m’élançant d’un saut dans la rue, je laissai mon manteau accroché à la porte.

Philippa. — Je vous écoute avec effroi, imaginant quelle nuit dut passer votre Dorothée, si elle sut comment vous fûtes assailli.

Fernando. — Je ne pus la faire avertir, de sorte que nous partageâmes la peine entre nous deux.

Philippa. — Comment vous tirâtes-vous du péril d’une telle rivalité ? J’en suis inquiète pour vous.

Fernando. — J’aurais certainement fini par y laisser ma vie, ayant perdu tout ménagement et toute crainte du grand personnage, si celui-ci n’eût reçu du roi une mission conforme à sa dignité, ce qui fut pour moi un bonheur au-dessus de mes vœux. Il fit des tentatives pour m’emmener avec lui en qualité de secrétaire, non qu’il eût besoin de moi ou que je fusse en âge de lui être utile ; il ne voulait que m’enlever à Dorothée. Celle-ci, avant le jour, envoya une de ses servantes pour savoir comment je me trouvais. Nous fêtâmes ma délivrance dans les bras l’un de l’autre à la première occasion qui se présenta de faire d’heureux larcins à la jalousie du galant personnage, et de nous venger de lui par d’amoureuses offenses, assaisonnées de tout ce que les privations et les obstacles pouvaient ajouter aux transports de deux ames éprises l’une de l’autre. Il partit enfin, et je restai possesseur paisible