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LES AMOURS DE LOPE DE VEGA.

faire croire qu’il voulait se désigner. Dans ce dernier cas, Lope n’aurait-il pas un peu l’air d’avoir cherché à mystifier ses lecteurs ? Et quel aurait pu être le motif d’une semblable mystification ? Ce n’est pas à moi de le deviner. Je passe à l’histoire des amours de Fernando ou de Lope. Ici, comme dans ce qui précède, règne au fond du récit ce je ne sais quoi d’individuel, de vivant, de spontané, qui contraste si bien avec les combinaisons, la symétrie et les prétentions de l’art.

Fernando. — Je me rendis à la cour, chez une dame de mes parentes riche et généreuse, qui prit plaisir à me bien traiter. Elle avait une fille de quinze ans et une nièce de près de dix-sept, ce qui était aussi mon âge. J’aurais pu demander l’une ou l’autre pour femme ; mon malheur m’empêcha d’en avoir l’idée. La vanité et l’oisiveté, fléau de toute vertu et nuit de l’entendement, ne tardèrent pas à me détourner de mes premières études, et le mal fut encore aggravé par mon attachement pour Marfise, ainsi se nommait la jolie nièce. Notre amour s’accrut dans l’intimité, comme il arrive d’ordinaire, mais sans avoir de suite fâcheuse, grace à ma retenue et à ma courtoisie. Au bout de quelque temps, Marfise fut mariée à un vieux lettré fort riche. Le jour où elle fut emmenée, il me fallut purger soigneusement ses lèvres, pour qu’elle ne tuât pas son mari du venin dont les avaient remplies les appréhensions conjugales. Nous pleurâmes longuement tous les deux, derrière une porte, mêlant inséparablement les paroles et les larmes.

Philippa. — Vous avez l’air d’être un grand pleureur.

Fernando. — J’ai les yeux enfans et l’ame portugaise (ferme).

Philippa. — Comment tourna le mariage pour la dame nouvelle ?

Fernando. — Il tourna de façon que le malencontreux époux, oubliant trop son âge, trop préoccupé de la beauté de sa femme, et suppléant à la force par le bon vouloir, perdit la vie dans l’entreprise, en brave chevalier. Quant à Marfise, elle revint chez elle. Le jour même de sa noce, un de mes meilleurs amis m’avait apporté une invitation de la part d’une dame de cette cour, que je ne sais si je pourrai nommer, car, seulement à y songer, tout mon sang se glace. Je la nommerai…

Philippa. — N’en restez donc pas là.

Fernando. — Je la nommerai lionne, tigresse, serpent, aspic, syrène, Circé, Médée, peine, gloire, ciel, enfer… Dorothée.

Philippa. — Avec quelle séquelle de noms injurieux cette pauvre femme débarque de la mer de votre colère !

Fernando. — Les ai-je dit tous ? Oui, j’ai dit Dorothée.

Philippa. — Reprenez donc votre histoire : quelle invitation vous apporta cet ami ?

Fernando. — Celle d’aller voir Dorothée, avec laquelle je m’étais déjà rencontré dans quelques réunions, et à qui j’avais plu, j’ignore si c’était par mon air, par ma personne, ou par cela tout ensemble… Je ne sais quelle