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quent-ils ? Pensez au duc d’Albe ; quel excellent général de terre ! Voyez le marquis de Santa-Cruz ; quel grand homme de mer ! qui triompha de plus d’ennemis ? Et ce fameux Bazan ! qui détruisit plus de flottes ? Dédiez votre œuvre à quelqu’un de leurs fils.

Fernando. — Je suis trop jeune pour une telle entreprise.

Ludovico. — Vous ne serez plus si jeune en l’achevant : l’intervalle est grand de la première ébauche au dernier coup de lime.

Fernando. — Un sujet d’amour conviendrait mieux à mes faibles épaules, tel que la Beauté d’Angélique.

Ludovico. — Un pareil sujet ne vous distraira pas, et c’est de la distraction que je vous souhaite.


La Beauté d’Angélique est un des grands poèmes de Lope de Vega, et en date le premier de tous. J’admettrai, si l’on veut, que Lope ait eu l’intention de peindre un des personnages de sa Dorothée dans une position où ses amis puissent raisonnablement lui conseiller de composer un poème épique ; mais pourquoi désigner ce poème par le titre de l’un des siens ? Pourquoi forcer, en quelque sorte, par là le lecteur à penser qu’il a voulu se représenter lui-même dans le personnage auquel il prête un de ses projets et l’une de ses œuvres ? Je n’insiste pas ici sur ces questions ; il va s’en présenter d’autres plus sérieuses encore.

La scène cinquième n’a aucune liaison intime avec la précédente. Le personnage qui y figure est don Bela ; il se présente chez Dorothée, qu’il trouve occupée et qui ne veut pas le recevoir. Il est congédié par Philippa, la cousine et la confidente de Dorothée, qui fait tout ce qu’elle peut pour réconcilier celle-ci avec Fernando. Elles ne savent rien ni l’une ni l’autre du retour de celui-ci à Madrid, elles le supposent toujours à Séville, et Dorothée, qui brûle de se raccommoder avec lui, vient de lui écrire la lettre la plus aimable et la plus tendre ; c’est là l’occupation qui l’a empêchée de recevoir don Bela. Mais, au moment même où elle songe à faire parvenir sa lettre à Fernando, elle apprend qu’il est depuis plusieurs jours à Madrid ; la nuit venue, elle l’entrevoit et l’entend chanter sous ses fenêtres. Cette circonstance exaltant en elle l’espoir d’être encore aimée, elle ne soupire plus qu’après le bonheur de le rencontrer. Un matin, au point du jour, sa cousine Philippa la conduit au Prado, voilée et bien enveloppée de son manteau. Elles ne tardent pas à rencontrer Fernando et Jules, qui visitent souvent cette promenade aux mêmes heures. Philippa n’est point connue de Fernando ; c’est elle qui se charge de l’attirer et de procurer à sa cousine l’entrevue si désirée. Ici commence, entre les quatre personnages, une longue scène d’un intérêt très complexe, pleine à la fois de détails dramatiques d’une grande beauté, et de données de plus en plus précises sur le véritable objet de la pièce.


Philippa. — Le voilà qui arrive ; enveloppe-toi bien.

Dorothée. — Il a passé au large sans nous regarder.