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LES AMOURS DE LOPE DE VEGA.

croit lui devoir, charge de ce soin un de ses amis : c’est la chose la plus simple et la plus probable du monde, dans une action théâtrale qui se passe à Madrid ; mais, pour une grande imagination, pour celle d’un Lope de Vega, ce serait une pauvre invention qu’un coup de couteau donné par un jeune gentilhomme à une vieille femme. Ludovico, l’ami de Fernando, est un poète ; ses habitudes de versificateur nuisent à sa conversation : à la bonne heure ! C’est une minutie biographique dont tout auteur dramatique pourra faire usage si elle lui est donnée par la réalité, mais que nul ne songera à inventer. Et la scène nocturne que Ludovico raconte comme s’étant passée derrière la jalousie de Dorothée, n’est-elle pas la plus insignifiante et la plus vague du monde ? Quelle autre raison que la vérité de cette scène a pu décider Lope à l’introduire dans son drame ? J’en dis autant des autres particularités du même genre que Lope a fait entrer dans son dialogue ; toutes s’expliquent et se conçoivent aisément comme souvenirs individuels, comme accidens de la réalité ; toutes étonnent et répugnent plus ou moins comme moyens dramatiques de la création de l’auteur. Ce ne sont pas là cependant tous les traits, ni même les traits les plus saillans de l’individualité de Lope qui percent dans la scène en question ; voici un autre passage où il m’est impossible de ne pas reconnaître le poète dans le personnage de Fernando.

Ludovico. — À quoi passez-vous votre temps depuis votre retour ?

Fernando. — La nuit, je lis quelque histoire ou quelque poète ; je me couche avec la terreur de ne pas dormir, et je dors en effet si peu, que je pourrais, comme une horloge, annoncer toutes les heures ; ou si, las de batailler avec mes pensées, comme dit Pétrarque, je m’endors un instant, c’est pour rêver des extravagances si noires, que mieux valait rester éveillé.

Ludovico. — Ce sont les effets de la mélancolie.

Fernando. — À l’aube, je vais au Prado ou au Manzanarès, et là, assis sur la rive, je regarde couler l’eau, et je lui livre mes fantaisies pour qu’elle les emporte je ne sais où, en des espaces d’où elles ne reviennent plus.

Enfin voici un dernier fragment de la même scène qui embarrassera probablement quelque peu ceux qui s’obstineraient encore à ne voir dans la Dorothée qu’une simple fiction dramatique.

Ludovico. — Il faut absolument que vous vous imposiez quelque occupation honnête.

Fernando. — Je n’aime point la chasse, et je n’ai joué de ma vie.

Ludovico. — Écrivez un poème, ce sera certainement une agréable distraction pour vous.

Fernando. — L’amour m’a ôté le talent.

Ludovico. — Non ; dites plutôt que l’amour a maintes fois excité le talent là où il dormait.

Fernando. — Et souvent aussi il l’a étouffé là où il était plein de vie. D’ailleurs quel sujet traiter ?

Ludovico. — Un sujet grave. Les grands capitaines espagnols vous man-