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LES AMOURS DE LOPE DE VEGA.

Dorothée. — Laisse-le donc, Célie ; tu le salis. Mais que veux-tu, mère, que je te donne ?

Gherarda. — Rien de plus que de l’accepter, et dire : Je l’accepte.

Dorothée. — Est-ce un mariage ?

Gherarda. — J’ai demandé pour toi bien des choses, et l’on te coupe un manteau de tabis, des garnitures dorées, telles que ne les portait pas Cléopâtre, celle qui faisait moudre des perles pour boire à la santé de Marc-Antoine, ce qui montre clairement la bêtise des anciens, car il eût bien mieux valu, pour boire, une bonne grillade de porc frais.

Dorothée. — Et ce manteau dont tu parles, qui te dit que je l’accepterai ?

Gherarda. — Tu as bien accepté le vase.

Dorothée. — Ce vase est une bagatelle, et l’amour pourrait être offensé si je refusais son image.

Gherarda, à part. — Les affaires vont à merveille. Les augures que m’ont donnés ce matin ma pantoufle et mes ciseaux ne m’ont pas trompée. Dorothée n’est plus si revêche.

Dorothée. — Que dis-tu là entre tes dents ?

Gherarda. — Je dis que j’envie ta jeunesse et tes graces ; je dis qu’il y a dans tes yeux un aimant qui attire l’or et le désir, surtout depuis que leurs prunelles rient de l’espoir du manteau. La beauté est le plus riche fief que la nature ait donné aux femmes : cet Indien y perdra le cœur et les écus dont il a tous ses coffres pleins. Entre nous, mon ange, il m’en a donné bon nombre de ces écus ; je ne les montre pas, parce que je les garde pour mon enterrement ; ils y figureront avec mon habit gris, et je n’y toucherai pour aucun autre usage, car, vois-tu, mon enfant, ce qui importe, c’est de penser à notre fin, c’est de craindre la mort. Dieu, qui sait nos pensées et jusqu’au nombre de nos cheveux, nous en demandera un compte sévère dans la vallée de Josaphat, où nous irons tous.

Dorothée. — Te voilà bien montée ! Mais qu’as-tu là, qui fait du bruit dans ta manche ?

Gherarda. — C’est un petit papier qui se trouvait dans le livre de messe de ce magnifique cavalier. J’ai cru que c’étaient des vers, et bien que je fasse plus de cas d’une figue que des trois cents (couples) de Juan de Mena, je l’ai mis dans ma manche, pour voir si cela ne serait pas bon à quelque chose ; fais-moi le plaisir de me le lire.

Dorothée. — Recette pour endormir un mari attentif.

Gherarda. — Ce n’est pas cela ; je me suis méprise. Ce sera ceci.

Dorothée. — Julep fameux pour désopiler une femme grosse au bout de neuf mois, sans qu’on l’entende chez elle.

Gherarda. — Ce n’est pas cela non plus. Vois un peu cet autre.

Dorothée. — Oraison pour la nuit de saint Jean.

Gherarda. — Je crois que tu le fais exprès.

Dorothée. — Je lis ce que tu me donnes à lire ; mais tu portes tant de paperasses dans cette manche, qu’il faudrait une table pour s’y retrouver.