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REVUE DES DEUX MONDES.

Les voici, ces cheveux que tu nommais les rayons de ton soleil, (l’or) don l’Amour fabriqua la chaîne où ton ame resta prisonnière. Je t’apporte ceux qu’elle m’a ôtés, puisqu’elle veut que ceux qu’elle me laisse soient à un autre. Elle me livre à je ne sais quel Indien ; l’or l’a vaincue, elle a tramé toute l’affaire avec Gherarda, dès qu’elle a su que, le mois dernier, j’avais vendu la dorure de mon manteau de drap, et avant-hier mon manteau de printemps. Elle dit que c’est pour te donner de quoi jouer, à toi dont toute la dépense consiste en livres de tant de diverses langues ! Elle dit qu’avec tes discours de syrène, tu m’entraînes doucement à la mer de la vieillesse, pour y être engloutie dans les désenchantemens et châtiée par le repentir. Ô mon Dieu ô Fernando, laisse-moi m’arracher ces yeux, puisqu’ils ne sont plus à toi ! Pourquoi les épargner ? Mais non elle se trompe si elle pense qu’un autre m’aura avec eux ; cet autre y trouvera ton image, qui saura les défendre… — Ô mon Dieu !

Fernando. — Eh ! mais, voilà bien des lamentations pour peu de chose, Dorothée ! Rassérène tes yeux ; retiens les perles qui coulent de leurs prunelles. N’expose point les roses de ton visage à se flétrir, et que l’harmonie de ses traits ne soit point altérée par des émotions violentes. Je te le jure par l’amour que j’ai eu pour toi, je ne respirais plus.

Dorothée. — L’amour que tu as eu, Fernando ?

Fernando. — Que j’ai eu, oui, et que j’ai encore : l’amour n’est pas une ombre qui s’évanouisse avec son objet. J’ai cru un moment que c’était la requête de quelque jaloux qui te faisait exiler, ou ta mère qui était morte subitement d’un débordement de bile, ou enfin que ton mari était revenu des Indes. Mais encore une fois, tant de lamentations pour une bagatelle ! Rends à mon cœur la joie de te voir, que m’avait ôtée la tristesse de tes paroles, et retourne-t’en consolée. J’attends un ami pour une affaire, et il ne serait pas convenable qu’il te vît ici. Ce n’est que dans la maison d’un juge ou d’un lettré qu’une dame, et surtout une dame de ta beauté, peut être rencontrée sans soupçon, et non dans un appartement de garçon où il n’y a que des malles, des instrumens de musique ou d’escrime.

Dorothée. — Je pense que tu ne m’as pas entendue.

Fernando. — Quoi ! j’ai si mal répété ma leçon, que je te semble ne l’avoir pas comprise ?

Dorothée. — Quoi ! quand je t’annonce que notre liaison est rompue, tu te consoles si lestement ?

Fernando. — Pas plus lestement que tu ne m’as annoncé notre rupture.

Dorothée. — Je suis morte !

Fernando. — Serais-tu venue morte de chez toi ?

Dorothée. — Penserais-tu que j’ai voulu plaisanter ?

Fernando. — Oh ! certes, non : c’est du sérieux que les nouvelles des Indes. Retire-toi, mon ame, il est tard.

Dorothée. — Et tu me chasses de chez toi ?