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LES AMOURS DE LOPE DE VEGA.

Après ce monologue, Dorothée, suivie de sa femme de chambre, part pour se rendre chez Fernando, et lui faire connaître les ordres de sa mère. Fernando vient de se lever, et il est déjà en conversation sérieuse avec Jules, son gouverneur, excellent homme qui aime tendrement son élève, mais qui n’a jamais gouverné personne. Lope semble avoir voulu faire de ce personnage le bouffon de sa pièce, bouffon d’un genre nouveau, mais d’université, sachant par cœur tous les grands noms et maintes sentences de l’antiquité classique, et se trouvant toujours assez sage et assez habile chaque fois que les mésaventures ou les folies de son élève lui fournissent l’occasion d’en citer quelque bribe.

Dorothée arrive chez Fernando au moment où celui-ci achève d’expliquer à Jules un songe qu’il a fait cette nuit, un songe poétique, bien entendu, de ceux dont les romanciers ont souvent besoin, et qu’ils inventent volontiers. Il a vu la mer rouler d’Amérique à Madrid, portant un navire magnifiquement équipé et rempli d’or. Au milieu du navire, il a reconnu Dorothée debout, empressée à recueillir des monceaux de cet or ; après quoi elle descend du navire, et, passant devant Fernando, qui la salue humblement, elle se détourne sans lui répondre. C’est dans les sinistres pressentimens où le jette cette vision, que Dorothée trouve Fernando ; elle lui déclare qu’ils ne doivent plus se revoir. La scène est piquante, originale, et l’une de celles dont je pense qu’il faut faire honneur à l’invention de l’auteur plutôt qu’aux données positives du sujet. La voici, abrégée de quelques traits peu regrettables. On conçoit qu’arrivée en présence de Fernando, Dorothée soit profondément émue, et quelques momens hors d’état d’exposer les causes de son trouble.

Fernando. — Qu’y a-t-il donc, mon amour ? Pourquoi me saigner ainsi goutte à goutte ? Dis-moi tout court : Fernando, tu es mort ; et que Jules s’en aille chercher les croque-morts pour m’enterrer. Ne suspends pas mon supplice au doute : la crainte est plus cruelle à supporter que le malheur. Tant que le mal est dans l’imagination, on reste occupé de l’idée qu’il va venir ; s’il est arrivé, on songe au remède.

Dorothée. — Eh ! que veux-tu que j’ajoute, mon Fernando, après t’avoir dit que je ne suis plus à toi ?

Fernando. — Comment cela ? T’est-il venu des lettres de Lima ?

Dorothée. — Non, mon amour.

Fernando. — Eh ! qui donc, en ce cas, a le pouvoir de t’arracher de mes bras ?

Dorothée. — Eh ! n’y a-t-il pas cette cruelle, cette tigresse qui m’engendra, si toutefois je puis être le sang de qui ne t’adore pas ? Elle vient de me chercher querelle, de m’outrager ; elle vient de me dire que je suis par toi perdue, déshonorée, ruinée sans ressource, et que demain tu m’abandonneras pour une autre. Je lui ai résisté ; mes cheveux en ont porté la peine.