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LES AMOURS DE LOPE DE VEGA.

d’inventer : c’était une histoire, une biographie, ou du moins un fragment de biographie, et, pour arriver d’un trait au bout de ma conjecture, un fragment de la biographie de Lope de Vega lui-même. Ici, c’est ma persuasion intime, Lope n’a rien eu, ou n’a eu que peu de chose à imaginer : c’est son propre passé qu’il a décrit, ce sont ses propres amours, ce sont les orages, les tourmens, les écarts de sa jeunesse, qu’il a voulu se retracer à lui-même, entraîné n’importe par quels sentimens, par quels regrets ou quels souvenirs. Je chercherai donc dans le drame fort peu connu de la Dorothée bien moins un sujet de discussion littéraire qu’un document historique, unique peut-être en son genre, contenant des données originales pour l’étude du caractère de l’un des plus grands poètes du monde, et réfléchissant quelques-unes des plus fortes émotions de sa vie. Je n’ignore pas que cette opinion court grand risque de passer pour un paradoxe. Je sais que les biographes de Lope, pas plus les nationaux que les étrangers, n’ont rien soupçonné ou rien avancé de pareil ; mais je sais aussi que Lope n’a pas été heureux en biographes. Les uns, qui connaissaient indubitablement les incidens scabreux de sa jeunesse, ont eu grand soin de les passer sous silence, de peur de compromettre sa mémoire ; d’autres, qui les ignoraient, n’ont pu songer à les deviner. Un soupçon des plus naturels me mènera-t-il à réparer en quelque chose la discrétion mal entendue des uns et l’ignorance forcée des autres ? C’est une question que j’abandonne au lecteur attentif et sans prévention contre les faits, sous quelque forme qu’ils lui soient présentés. J’entre en discussion sans autre préliminaire ; une analyse exacte et des extraits variés du drame de la Dorothée donneront à la fois une juste idée de la pièce et les preuves de mon opinion.

Le héros du drame, le personnage sous la figure duquel je pense que Lope a voulu se peindre lui-même, est un jeune homme de vingt-deux ans, nommé Fernando, poète dans la plus sérieuse acception du mot. Les diverses situations où Fernando est successivement engagé lui inspirent à chaque instant, en dehors du dialogue dramatique, des pièces de vers où il achève de s’épancher, et qui forment comme la doublure lyrique de son rôle. Il vit dans une atmosphère de poésie ; ses amis, ses compagnons, sont des personnages tout littéraires, qui, si préoccupé qu’ils le trouvent de ses chagrins amoureux, sont toujours sûrs de le piquer, de l’intéresser par des questions d’érudition et de goût. Ses deux maîtresses, cette Marfise, cette Dorothée, qu’ils nous peint si séduisantes et si éprises, sont deux vraies muses, qui aiment en lui le poète inspiré autant ou plus que le noble et beau jeune homme. Enfin, il n’y a pas jusqu’aux deux soubrettes de ces muses qui, à force d’entendre parler de vers, de sonnets, de romances, de villancicos, ne sachent fort bien ce que c’est, et n’en parlent disertement elles-mêmes dans l’occasion. Certes, de ce que Lope de Vega a choisi une fois pour le héros de ses drames un personnage tout poétique, un véritable poète, il ne s’ensuit point logiquement qu’il ait eu l’intention de se peindre lui-même dans ce