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après mille dangers, abordent en Corse. Jusque-là, et pendant la traversée qui restait encore, le destin de la France se jouait sur ces deux pauvres frégates, exposées à tous les périls, menacées par les élémens, proie facile pour les croiseurs britanniques. Entre Ajaccio et Fréjus, au coucher du soleil, on signala tout à coup une de leurs escadrilles, forte de quatorze voiles. L’amiral Gantheaume voulait retourner en Corse. — Non, s’écria Bonaparte, toutes voiles dehors, chaque homme à son poste, gouvernez nord-ouest. — Il était résolu, si les Anglais lui donnaient chasse, à se jeter dans une chaloupe et à fuir inaperçu. Toute la nuit se passa dans ces anxiétés. Le lendemain on vit les bâtimens anglais, rassurés par la coupe vénitienne des deux frégates, courir paisiblement des bordées. Quelques heures après, Bonaparte ressaisissait la terre de France.

M. Meneval, à cette époque, était déjà dans l’intimité de Louis et de Joseph Bonaparte. Le premier l’avait aidé à esquiver le service militaire, le second l’emmenait comme secrétaire au congrès de Lunéville, et le ramenait à Morfontaine. Là se trouvait réunie une société d’élite. Le comte de Cobenzl, le diplomate autrichien, y jouait des charades et des proverbes avec une gaieté qui faisait le charme de tous et une complaisance banale qui faisait le désespoir de Mme Joseph Bonaparte. Mme de Staël, avide de causeries, venait y chercher des auditeurs intelligens, et leur faisait lire les œuvres de son jeune protégé, M. de Châteaubriand. Casti composait son poème légèrement érotique, dont Andrieux s’amusait à traduire quelques épisodes ; Berthier organisait des chasses à courre ; Arnault, Roederer, Fontanes, Marmont, Mathieu de Montmorency, Boufflers, M. de Jaucourt, Stanislas Girardin, certes il y avait là de quoi récompenser l’hospitalité la plus gracieuse. Mme de Boufflers et les trois sœurs du premier consul animaient encore de leur esprit, de leur gaieté, de leurs graces, ce petit monde renaissant. Mme Élisa Bacciochi récompensait Fontanes des madrigaux italiens que le vieux Casti aiguisait en l’honneur de ses beaux yeux (baccio, occhi). Puis, à Morfontaine ou au Plessis-Chamant, chez Lucien, on jouait la comédie en grand, selon la mode perdue de cette époque, où chacun, se dédommageant des souffrances passées, semblait pour ainsi dire se ruer en joie. Lafond, Fleury, Dazincourt, Mlles Contat, Devienne et Mézeray, invités par les futurs monarques, semblaient venir tout à point dans ce temps de transition pour leur apprendre les belles manières de l’aristocratie, la grace et l’accent des cours.

M. Meneval jouissait pleinement de cette existence brillante où les loisirs abondaient, où les distractions naissaient d’elles-mêmes au milieu de quelques affaires diplomatiques, lorsque les mécontentemens dont la conduite de M. de Bourienne était le sujet forcèrent le premier consul à lui chercher un remplaçant. Joseph Bonaparte offrit son secrétaire, qui fut accepté, à la grande terreur de ce dernier. Il fallut toute la bonne grace de Joséphine pour décider M. Meneval à s’aventurer dans une carrière dont il présageait à bon droit les difficultés. Il accepta cependant, et devint, à l’époque de la