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LA PEINTURE SOUS LOUIS XV.

croyait trouver un pauvre diable dans son grenier, se chauffant au soleil et vivant de miettes, comme Lazare. — Je me suis trompée, dit-elle en s’excusant, et puisque vous êtes un homme d’honneur, je vous confie ma fille.

Vous comprenez que Boucher n’eut garde de la retenir ; il fit asseoir la jeune fille sur un divan, tailla son crayon, et se mit à l’œuvre de l’air du monde le plus grave. Rosine avait la beauté qui s’ignore, celle qui touche plutôt qu’elle ne séduit. Il y avait dans la pureté de son profil un doux souvenir des lignes antiques. Elle était brune, mais sa chevelure prenait à la lumière ces belles teintes dorées qui charmaient le Titien ; ses yeux étaient d’une couleur vague, comme le ciel à certaines soirées d’automne ; sa bouche, un peu grande peut-être, avait une divine expression de candeur, « une expression, disait Boucher, que Rosine gâtait en parlant, plutôt par les paroles que par le mouvement des lèvres. Aussi, les heures les plus douces que j’ai passées avec elles étaient les plus silencieuses ; j’aimais toujours ce qu’elle allait dire, et presque jamais ce qu’elle disait. »

L’artiste avait été séduit avant l’homme. Boucher avait commencé par voir un divin modèle ; mais, tout épris de son art qu’il était alors, il finit bientôt par ne plus guère voir qu’une femme en Rosine. Son cœur, qui n’avait jamais eu le loisir d’aimer dans la cohue des passions plus que profanées de l’opéra, sentit qu’il n’était pas stérile ; les fleurs de l’amour s’y montrèrent sous les flammes de la volupté. Boucher devint amoureux de Rosine, non pas en homme qui se fait un jeu de l’amour, mais en poète qui aime avec les larmes dans les yeux ; amour tendre, pur, digne du ciel, où il s’élève et d’où il est descendu. Rosine aima Boucher. Comment ne l’eût-elle pas aimé celui qui lui disait deux fois qu’elle était belle, une fois avec ses lèvres et une fois avec son talent ? car Rosine ne se reconnut vraiment belle qu’en voyant la tête de vierge que le peintre avait créée d’après celle de la jeune fille. Qu’arriva-t-il ? Vous le devinez : ils s’aimaient, ils se le dirent. Un jour, après de trop tendres regards, le pinceau tomba des mains de l’artiste ! la jeune fille baissa les yeux…

— Ah ! pauvre Rosine, s’écrie Diderot en y pensant plus tard, que ne vendiez-vous des cerises ce jour-là !

La vierge qui devait être le chef-d’œuvre de Boucher n’était point achevée ; la figure était belle, mais le peintre n’avait pas encore pu y répandre le divin sentiment qui fait le charme d’une telle œuvre. Il espérait, il désespérait, il se recueillait et regardait Rosine ; enfin il était à cette barrière fatale, la barrière du génie, où s’arrêtent les