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ou du moins de les dissimuler, et, calme en apparence, elle ne détourna plus les yeux du spectacle bizarre auquel elle assistait.

Bruno Brun, la tante Marianne et la vieille servante regardaient toujours la cavalcade qui achevait de défiler. Lorsque les trois Parques qui suivent le char des divinités olympiennes et ferment la marche du cortége montrèrent leur face blême, lorsque Atropos, saisissant la ficelle qui pendait à la quenouille de sa sœur, eut tranché le cours des destinées humaines avec des ciseaux de tondeur, l’orfèvre se leva satisfait et fit signe à sa femme de rentrer. Misé Brun se dressa tremblante, et, sans se permettre de jeter un seul regard sur l’étranger, elle se retira lentement ; la tante Marianne et Madeloun se hâtèrent d’enlever le banc et de barricader la porte, tandis que la foule s’écoulait dans la rue, encore illuminée et bruyante.

Quelques heures plus tard, la fête était finie ; le repos succédait au tumulte, les ténèbres au jour factice des lampions et des torches et aux pâles clartés de la lune, qui avait disparu derrière les lointains horizons, De temps en temps, des sons confus, des refrains de chansons et des éclats de rire troublaient le silence de la ville endormie ; c’était le bruit de l’orgie. Nieuselle et ses compagnons soupaient encore et attendaient à table la fin de leur joyeuse nuit. Tout était calme dans la rue des Orfèvres ; pas une lampe ne vacillait derrière les fenêtres closes, pas une voix, pas un souffle ne troublait le repos universel ; il semblait que le sommeil eût secoué ses ailes grises sur toutes les têtes et fermé de son doigt de plomb toutes les paupières. Pourtant deux personnes veillaient dans ce silence et cette nuit profonde : l’étranger attendait le jour, assis sur un banc de pierre, en face de la maison de l’orfèvre, et misé Brun, pensive, agitée, en proie à l’insomnie, demeurait immobile et les yeux ouverts, dans son grand lit de serge jaune, à côté de son mari, qui dormait et rêvait que les Parques livides se promenaient en filant autour de la chambre.

II.

Quand l’aube parut, toutes les cloches s’éveillèrent à la fois dans les quatre églises paroissiales et dans les nombreux couvens de la ville d’Aix. D’abord elles tintèrent lentement pour annoncer l’Angelus ; puis, après avoir fait silence un moment, elles recommencèrent à bourdonner dans leur cage de pierre et sonnèrent la première messe.

À cet appel matinal, misé Brun se leva sans bruit et se mit à ge-