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MISÉ BRUN.

— Je vous défends de parler à cette femme, de la regarder seulement, dit l’étranger en serrant le bras de Nieuselle avec une sorte de fureur et en le forçant à reculer de quelques pas.

Les deux rivaux restèrent un moment en présence, l’un menaçant encore du geste et du regard, l’autre la tête haute et l’œil animé d’une dédaigneuse colère. Nieuselle n’était point un lâche, quoi qu’en eût dit Malvalat, et sur tout autre terrain il n’aurait point souffert une pareille insulte ; mais, comme il avait pour le moins autant de prudence que de bravoure, il ne jugea pas à propos d’engager une querelle, seul au milieu de cette plèbe, qui aurait applaudi en voyant aux prises le grand seigneur en habit de velours avec l’homme en veste de camelot. Il recula donc de lui-même, et dit à son adversaire d’un air de menace arrogante et railleuse : — Je vous cède la place. Nous nous retrouverons, je l’espère, en un lieu plus propice pour certaines explications. Alors je vous demanderai peut-être raison, comme à un gentilhomme. En attendant, je vous tiens pour ce que vous paraissez être, pour un homme avec lequel une personne de ma sorte ne peut pas se commettre.

Et sur ce propos il traversa fièrement la foule et s’en alla. Le bruit de cette espèce de scène s’était perdu à travers les cris et les rires étourdissans qui accueillaient le char où la reine de Cythère, représentée par un jeune drôle, était assise au milieu d’une foule d’amours fardés, frisés et poudrés comme des marquis. Les sons vibrans des tambourins et des galoubets avaient étouffé les paroles de Nieuselle et les menaces de l’étranger ; personne ne les avait entendues. Pourtant, lorsque le jeune gentilhomme se fut éloigné, misé Brun se retourna furtivement, et son regard rencontra les yeux de celui qui venait encore une fois de la soustraire à d’insolentes tentatives. Ce mouvement fut rapide comme la pensée. La jeune femme baissa la tête ; une pâleur subite s’était étendue sur son front ; son cœur avait bondi dans sa poitrine ; une sorte de vertige troublait sa vue et faisait bourdonner à ses oreilles des sons confus. Elle demeura ainsi un moment, sans souffle, sans idée, défaillante et succombant corps et ame à la violence de cette émotion inconnue. Quand elle fut un peu revenue du trouble où l’avait jetée l’aspect de cet homme, dont elle gardait, depuis trois mois, un si constant souvenir sans que son esprit se fût arrêté à de mauvaises pensées, sans qu’aucun désir coupable s’éveillât en son ame, elle fut saisie de confusion et d’effroi ; car elle sentit que son cœur s’était laissé surprendre à des mouvemens défendus. Loin de s’y abandonner, elle s’efforça de les vaincre