Page:Revue des Deux Mondes - 1843 - tome 3.djvu/720

Cette page a été validée par deux contributeurs.
714
REVUE DES DEUX MONDES.

dans ce monde. Le pauvre vieillard Chrémyle, ruiné pour avoir vécu en honnête homme, et se voyant un pied dans la tombe, consulte l’oracle pour savoir s’il ne ferait pas bien d’enseigner à son fils, afin qu’il puisse vivre, la science des fripons, l’injustice, le mensonge, la calomnie ; car enfin c’est par là qu’on parvient et qu’on fait son chemin. Au retour, il rencontre Plutus, dieu de la richesse, sous la figure d’un vieillard aveugle. C’est parce qu’il est aveugle qu’il distribue la richesse au hasard, que tout va si mal sur la terre. Si on lui rendait la vue ? On essaie, on réussit. Alors révolution complète ; la fortune sort des coffres de l’improbité et se glisse dans ceux des honnêtes gens ; les intrigans, les débauchés, les fripons de toutes sortes, Mercure lui-même, le dieu des voleurs, viennent se plaindre du nouvel ordre de choses, et les temples sont ruinés. C’est donc la comédie de mœurs qui se manifeste ici dans un cadre moins fantastique qu’à l’ordinaire. Dans celle-ci plus que dans toute autre, les traits distinctifs des caractères sont nuancés par le poète, avec cet esprit d’observation qui devait enrichir bientôt la comédie nouvelle dont la nôtre est issue. Il nous reste à apprécier ce dernier progrès et à signaler la condition essentielle qui pouvait le rendre possible.

La comédie au temps d’Aristophane était un pamphlet représenté sur le théâtre. Les évènemens du jour, les personnages vivans, la direction actuelle de l’état, l’ardeur des opinions palpitantes, voilà ce qui l’inspirait. Elle n’était pas encore une œuvre d’art, ou du moins cet art ne cherchait point encore à s’élever dans la haute région des idées, il se subordonnait aux goûts populaires, il cherchait à frapper la foule par le merveilleux de la fantaisie, par l’excès même et l’extravagance du spectacle, afin de la maîtriser assez pour lui faire subir les sévères leçons que le poète voulait lui infliger. Ces Nuées dans lesquelles Socrate se perd, ces Grenouilles du Styx qui chantent des hymnes d’une mélodie charmante entrecoupés de brekekex et de koax, ces Oiseaux qui bâtissent une ville, Euripide suspendu dans un panier pour faire ses tragédies en l’air, Trygée montant au ciel sur un escarbot, toutes ces farces, aujourd’hui inconcevables, étaient le gâteau jeté au cerbère athénien pour endormir ses susceptibilités ; c’était le harpon lancé par le poète au monstre démocratique, pour l’amarrer immobile à son bord, et le disséquer tout vif. Le poète avait son but présent, qui dominait sa pensée ; tout lui était bon pour l’atteindre. C’est ce qu’avait déjà remarqué, à propos d’Aristophane, le père Brumoy, ce jésuite laborieux et intelligent, dont les travaux sur le théâtre sont si justement estimés. Les formes plus ou moins grossières du langage, la hardiesse des plaisanteries, la nudité du