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république volatile les anciens abus et les excès nouveaux. Tout ceci se déroule par une suite de scènes épisodiques enchâssées dans la pièce, et qu’on pourrait retrancher sans en détruire l’ensemble, formé essentiellement de la question religieuse : aussi voyons-nous cette question revenir à la fin pour se résoudre nettement par la négation la plus hardie de la souveraineté de Jupiter.

Comment s’y prendre ? Le poète osera-t-il assumer sur lui-même la responsabilité de tout ce qui lui reste à dire ? Non ; mais il y a dans la mémoire, et même dans le respect de tout le monde, ce Prométhée, dont nous parlions plus haut, le prévoyant, le rebelle à qui tout est permis, même contre Jupiter. Aristophane se met à l’abri derrière ce personnage ; il n’a qu’à le laisser agir selon son caractère convenu. Prométhée, c’est la science ; le but de la science, c’est de prévoir, c’est de trouver l’avenir au moyen du passé, c’est, en un mot, de déposséder et de remplacer les oracles. Prométhée arrive donc sur la scène. Mais cette science, cette philosophie antique, avait besoin souvent de se voiler pour échapper aux conséquences de ses hardiesses : Prométhée apparaît donc enveloppé d’un grand voile, afin que Jupiter ne l’aperçoive pas. « Ah ! malheur ! malheur ! s’écrie-t-il en arrivant. J’ai bien peur que Jupiter ne me voie ; où est donc Pisthétère ? — Oh ! oh ! répond celui-ci. Qu’est-ce que cela ? qu’est-ce que cette mascarade ? — Ne vois-tu pas quelque dieu là-bas, derrière moi ? reprend Prométhée. — Ma foi, non ; mais qui es-tu ? — Quelle heure serait-il bien ? reprend le rebelle, qui craint le grand jour. — Quelle heure ? dit Pisthétère, qui s’impatiente ; un peu après midi. Mais qui es-tu, voyons ? » Prométhée, dans sa frayeur, n’a pas sans doute entendu, car il demande de nouveau : « Est-ce qu’il est soir ? plus tard encore peut-être ? — pisthétère : Au diable ! tu me mets en colère. — prométhée : Que fait Jupiter à présent ? Est-ce qu’il chasse les nuages, ou bien en couvre-t-il le ciel ? — pisthétère : Que le diable t’emporte[1] ! — prométhée, laissant tomber son voile : Allons, je vais donc me découvrir. »

Pisthétère reconnaît le titan dont les idées sont parfaitement analogues aux siennes ; c’est un allié, un complice, un collaborateur ; il jette un grand cri : « Ô mon cher Prométhée ! — Tais-toi, tais-toi, pas tant de bruit, dit le dieu transfuge. — Mais qu’y a-t-il donc ? — Tais-toi, te dis-je ; n’articule pas mon nom. Je suis perdu si Jupiter

  1. Il va sans dire qu’il n’est pas question du diable dans le texte ; mais il y a de ces dictons populaires qu’il faut bien rendre par des équivalens modernes.