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traire : « Prends garde, fils d’Érechthée, à ce chien de geôlier, à ce Cerbère qui fait frétiller sa queue autour de toi quand tu dînes ; il t’observe, et, pour peu que tu te détournes, il t’escamotera ton morceau ; la nuit, il se glissera dans ta cuisine comme un chien qu’il est ; il lappera tes assiettes et avalera les îles tributaires. » On voit que le charcutier a saisi assez bien le style symbolique des oracles. Mais Cléon en a d’autres dans son sac ; il lit donc derechef : « Il y a une femme ; elle enfantera dans la divine Athènes un lion qui combattra pour le peuple, comme pour ses propres lionceaux, contre une multitude de moucherons ; conserve-le et fais-lui un mur de bois et des tours de fer. » Cléon s’applique encore cette prophétie : ce lion, c’est lui. Le Peuple s’étonne et va se rendre, quand le charcutier lui fait remarquer que Cléon n’a pas expliqué ces murs de bois et ces tours de fer dont parle la prophétie. Que veulent-ils dire ? Évidemment c’est la machine de bois et de fer, la machine à cinq trous, espèce de cangue comme celle des Chinois, et qui servait au supplice des criminels. C’est là-dedans que l’oracle veut que Cléon soit gardé ; interprétation un peu sévère, mais que le Peuple adopte. Aristophane ne s’attaque pas seulement ici aux ruses et aux mystifications de la démocratie, mais aussi aux oracles même ; il en contrefait le langage obscur et les métaphores élastiques, et il prouve par des parodies qu’on peut aisément, non-seulement s’en procurer pour tous les cas, mais encore leur donner les interprétations les plus contraires.

Enfin, après avoir démasqué, à travers mille bouffonneries que nous ne pouvons même mentionner, les principales roueries des démagogues, le poète arrive à la conclusion, car c’est une conclusion plutôt qu’un dénouement, toute la pièce étant un pamphlet plutôt qu’un drame. Le petit vieillard qui représente le peuple abandonne Cléon, et le livre à son adversaire. Le charcutier devient chef de l’état ; c’est une grande régénération qu’il ambitionne d’accomplir, et, fidèle aux souvenirs de son premier métier, il recuit le Peuple, ainsi que Médée faisait recuire jadis le vieillard Éson. Le Peuple reparaît alors plus jeune, plus fort, maître de lui-même, nettoyé de sa décrépitude et de sa crédulité ; il promet de châtier les déclamateurs qui effraient les juges pour leur dicter des sentences, d’encourager la marine, de régulariser l’avancement dans l’armée, d’interdire la tribune aux orateurs trop jeunes et signalés pour leur conduite scandaleuse ; enfin il consent à la trêve de trente ans proposée par les Lacédémoniens. C’est ainsi que les comédies politiques d’Aristophane avaient ordinairement un but immédiat, et conte-